Un héros courageux, exploité et méconnu Milan Rastislav Štefánik (dans les œuvres théâtrales en Slovaquie et en République tchèque)

Dagmar Inštitorisová

Abstract

The contribution by Dagmar Inštitorisová with the title “Heroic, abused and suppressed hero Milan Rastislav Štefánik (in Slovak and Czech drama productions)” deals with the often very different – and borderline controversial – portrayal of M. R. Štefánik in the selected art from the time of his death until today. Many of the selected and analyzed dramatic texts are strongly marked by the socio-political system of the respective era, namely by the period of 1st Czechoslovak Republic, the wartime Slovak State, the Czechoslovak Socialist Republic and the period after the Velvet Revolution in 1989. From a positive hero on multiple levels in the interwar period, Milan Rastislav Štefánik turned into a soldier-hero to strengthen the combat readiness of Slovak soldiers. After 1948, it was not possible to write or stage dramatic texts about him because of targeted political interpretation, which was mostly related to his military life during World War I and French citizenship. The Communist establishment couldn’t forgive him especially his strong reservations against the young Soviet Russia. The main methods used include thematic analysis, comparison and semiotic interpretation.

Key words: Milan Rastislav Štefánik, theatre, Slovak and Czech drama, socio-political system, different portrayal

Introduction

Depuis l’accident d’avion en 1919 (près d’Ivanka pri Dunaji, village situé à proximité de Bratislava), dans lequel Milan Rastislav Štefánik">1, de retour dans sa patrie, est mort tragiquement, jusqu’à nos jours, beaucoup d’œuvres artistiques, littéraires, cinématographiques, radiophoniques et théâtrales se sont efforcées de reconstruire l’histoire personnelle et la pensée de ce héros national considérable. S’agissant des adaptations dramatiques, le personnage de Štefánik y figure en majorité comme symbole de la fierté nationale – comme un homme luttant, à la fois avec endurance et enthousiasme, pour sa patrie tant aimée. Dans les œuvres de cette catégorie on lui attribue généralement avant tout des traits de caractère comme l’amour patriotique, l’ardeur, la sensibilité ou le leadership ; c’est-à-dire que sa personnalité a été réduite à quelques attributs élémentaires pour qu’il corresponde mieux à une image facilement compréhensible. Depuis 1989, Štefánik représente surtout la conception d’un monde cosmopolite aussi bien qu’un type d’intellectuel lettré qui s’intéresse aux questions de l’art ou aux problèmes sociaux et politiques de pays étrangers.

La façon de représenter Štefánik dans l’art dramatique est dans une large mesure marquée par le dessous sociopolitique de telle ou telle période historique. Pour ce qui est de la quantité de production de textes consacrés à Štefánik, la période la plus féconde a sans doute été la Première république tchécoslovaque. Dans les textes dramatiques d’alors, Štefánik apparaît toujours comme un héros positif. Après 1948, la production de textes sur Štefánik diminue en raison des activités militaires qu’il avait menées et de sa citoyenneté française, ce qui n’était pas très convenable pour le régime communiste. À cette époque, il était accusé d’avoir propagé des valeurs impérialistes, voire d’avoir été un espion français. Le régime communiste ne pouvait pas non plus lui pardonner ses réserves à l’égard de la jeune Russie soviétique. En effet, Štefánik avait mis en garde contre ce régime en pleine ascension, dont il avait vu de ses propres yeux la cruauté lors de sa mission en Sibérie en 1919. Sa tâche était alors de ramener les Légions tchécoslovaques dans la patrie. Jusqu’en 1989, on n’a publié ou adapté aucune pièce de théâtre sur Štefánik où il apparaîtrait, ne serait-ce comme personnage secondaire, ce qui démontre bien la puissance de la censure à l’époque. Sous le régime fasciste pendant l’État slovaque, le rôle de Štefánik était réduit uniquement à ses expériences militaires ; il était représenté comme héros militaire, c’est-à-dire comme un modèle qui devait inspirer la jeunesse à adhérer à la Garde Hlinka2.

Le héros est donc devenu un héros dont on s’est servi abusivement et finalement un anti-héros méconnu.

La Première république tchécoslovaque

Pendant la République tchécoslovaque, on produit beaucoup de pièces de théâtre sur Štefánik, destinées à la jeunesse ainsi qu’au spectateur adulte. Dans ces pièces, il n’est pas toujours un personnage dramatique ou tragique. Notamment dans des genres dramatiques plus courts, comme les petits tableaux, récitations chorales ou livrets destinés aux écoliers, il devient un personnage standardisé, voire allégorique. Dans ces cas-ci, il représente notamment un type héroïque, patriotique, une victime d’une coïncidence tragique ou un jeune homme ayant soif d’éducation. En ce qui concerne les textes pour la jeunesse, des faits biographiques se mêlent à des motifs et intrigues féeriques. Il devient un héros de contes de fée, un héros populaire qui n’hésite pas à sacrifier sa propre vie dans la lutte contre des diables ou des sorcières.

L’une des premières activités proto-dramatiques a été la soirée théâtrale à l’occasion du premier anniversaire de sa mort en 1920. Le théâtre Novák à Trnava avait alors inclus dans son répertoire l’opéra de Bedřich Smetana, Hubička (Le Baiser) (ANONYM, 1920, p. 2). Ferko Urbánek3, auteur, écrivain, éditeur et grande personnalité de la vie théâtrale et culturelle de Trnava, était l’un des plus importants organisateurs de différentes célébrations autour Štefánik. Comme éditeur, il a fait publier plusieurs pièces biographiques sur Štefánik et incorpore cette personnalité dans ses propres pièces, parmi lesquelles Hriešnica (Pécheresse, 1930) et Za slobodu (Pour la liberté, 1934). Grâce à lui, on a fait publier la traduction de la pièce Štefánik (1940) écrite en français par André Germain. Il s’agit d’une pièce ayant un caractère symbolique et panoramique. Elle raconte sa jeunesse, ses études universitaires et finalement sa mort à laquelle l’auteur consacre tout le huitième tableau contenant lui-même 3 scènes. Dans la première, un groupe d’étudiants mène une discussion élégiaque ; ce sont ses camarades d’université. Dans la deuxième scène, le cortège funèbre s’approche du cercueil, y compris Jacinthe4 – celle-ci arrive sur scène en récitant son monologue douloureux :

« Jacinthe (à genoux auprès du catafalque) : Voici, c’est tout ce qui est resté de notre fils. Sous les draperies noires, un cadavre brisé qui est en train de se transformer en éternité. Notre nuit de noces est amère. Je te cherche mais ne parviens pas à te trouver ! Comme c’était beau – notre rêve, le rêve de notre jeunesse, de deux amants qui voulaient s’unir dans un hymne célèbre, dans une verve, comme deux odeurs se mêlent l’une avec l’autre, comme se cherchent et se rencontrent deux essaims d’abeilles, deux nuées d’oiseaux… » (GERMAIN, 1940, p. 58.)

En 1934, Urbánek publie la pièce Milan Rastislav Štefánik, œuvre de la dramaturge d’origine tchèque Růžena Blahoutová-Pospíšilová. La pièce utilise abondamment les moyens typiques de la narration de contes de fées. De plus, la structure du texte est riche et stratifiée. Elle est composée de quatre parties, chacune ayant son thème particulier. Dans la première partie, le Destin, avec l’aide des Plaideuses, de l’Ange de la vie, de l’Ange de la mort et du Gardien, prépare l’événement de la naissance de Milan. La deuxième partie montre déjà plusieurs événements biographiques, même si ce plan est réduit et simplifié. Le petit Milan (Milanko) assis sous un tilleul lit des contes de fées russes. Plus tard, entouré de ses frères et sœurs, il se rappelle les événements politiques tragiques de l’année 1848 dans la famille de leur grand-mère – la famille Šulek5. La troisième partie porte de nouveau des traits féeriques ; y apparaît un royaume menacé par un dragon qui est vaincu par le prince Milan. Dans le dernier acte, des motifs biographiques et féeriques s’entrelacent. Les personnages féeriques observent la chute fatale de l’avion de Štefánik. La pièce elle-même se termine par un tableau vivant où un enfant doit réciter un poème élogieux en son honneur.

Vladimír Hurban Vladimírov (VHV), dramaturge slovaque considérable, écrivain et journaliste à Stara Pazova (Serbie), a écrit, à l’occasion de l’ouverture du nouveau siège de Matica slovenská, le tableau intitulé Matica vzkriesená (Mère ressuscitée) où Štefánik apparaît comme personnage allégorique6. Ce tableau comprend quatre personnages principaux – la Mère slovaque, la Fille slovaque, le Garçon slovaque, le Général Štefánik – et d’autres personnages secondaires, dont le Peuple slovaque, les Gendarmes hongrois, les Légionnaires tchécoslovaques. L’histoire se déroule à l’époque de l’oppression hongroise. La Mère slovaque fait un cauchemar où les gendarmes hongrois dissipent le peuple slovaque. Ensuite, un petit garçon apparaît sur scène qui se plaint de l’oppression alors que le peuple slovaque n’a plus la parole. La Mère slovaque rend la parole à son peuple en lui répondant :

« La Mère (elle se lève) : Mon fiston, est-ce que tu m’entends ? (à une fille).

Chers enfants… ! (elle tient leurs mains, triomphalement). La parole vainc… !

(Les légions tchécoslovaques arrivent sur scène avec à leur tête le général Štefánik. La musique s’arrête).

Štefánik (il se met en face de la Mère) : Oh, notre chère Mère, je te salue comme la première parmi toutes !

(Les légions s’arrêtent pour lui faire honneur. L’ambiance est silencieuse. Soudain, quelqu’un s’écrie : HO, SLOVAQUES !).

Chère Mère, tes fils te rendent hommage ! (Exclamation de joie : Gloire à Toi notre Mère !) » (VLADIMÍROV, 1926, p. 5–6).

Parmi les pièces de l’époque en question, il y en a deux exceptionnelles, particulièrement en ce qu’elles racontent la vie de Štefánik en ajoutant plusieurs événements fictifs. La pièce de Ladislav Vilímek, Kurýr generála Štefánika (Špiónka) – Messager de général Štefánik (Espion), datant environ de l’année 1926, comprend quatre actes en entier. Elle se situe à l’époque de la Première Guerre mondiale et raconte les événements autour des services d’espionnage autrichiens, de la résistance tchèque et des soldats désillusionnés au front. Le personnage principal de cette pièce n’est pas Štefánik cette fois, mais l’espionne et agent révolutionnaire tchèque disposant également du passeport américain, Anna Marie Görnerová. Ce qui est vraiment curieux dans ce texte, c’est le fait que l’auteur ait fait combattre Štefánik à la bataille de Doss Alto (le 21 septembre 1918) alors qu’il n’a jamais participé à cet événement. La pièce se termine de manière mélodramatique : au lieu d’assassiner Štefánik, l’espion autrichien, Tarnowski, blesse d’un coup de fusil l’héroïne tchèque qui essayait de sauver la vie du général. Quand elle est informée à l’hôpital de l’accident aérien de Štefánik, son cœur se brise de douleur (VILÍMEK, [environ 1926], p. 77).

Une autre pièce, celle de la dramaturge tchèque Lídia Merlínová, parue en 1934 et intitulée Bohy milovaný (Aimé par dieux) reflète de façon très précise la vie de Štefánik, depuis sa rencontre avec le professeur Jules Janssen, astronome français célèbre travaillant à l’Observatoire de Meudon, jusqu’à sa mission en Russie. Même si la pièce porte des marques biographiques et tente d’être fidèle aux faits historiques et documents d’archives, il y apparaît cependant une mystification. Il s’agit du passage où Štefánik, à cause du mauvais temps, doit rester avec ses collègues dans l’observatoire sur le Mont Blanc pour éviter un danger de mort. Soudain, il entend une voix qui leur sauve la vie. Pour être plus précis, elle l’informe que la tempête va s’apaiser, ce qui leur permet de descendre dans la vallée.

L’État slovaque

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, on publie quelques pièces dramatiques plus courtes, destinées au jeune lecteur ou spectateur. Dans ces œuvres, Štefánik apparaît toujours comme un héros encourageant chez les jeunes l’enthousiasme pour la guerre.

Tel est le cas du tableau, Nikdy nezradiť (Ne jamais trahir), de Štefan Sonderlich, publié en 1941. Quelques garçons rivalisent pour gagner le portrait de Štefánik en cherchant un voleur parmi des gens. C’est finalement un clochard qui sera identifié et accusé. La scène manifeste bien la propagande du régime au pouvoir, puisque tous les garçons sont membres du corps des jeunesses de la Garde Hlinka. L’un d’entre eux, Jožko, avoue qu’après son entrée dans ce corps, il n’est plus un «gamin ignoble » (SONDERLICH, 1941, p. 16).

La pièce de Jozef Priechodský, Zázračný kvet (La fleur miraculeuse) (1944), représente, elle aussi, l’idéologie du régime fasciste de l’État slovaque. Cependant, l’auteur travaille davantage avec des motifs féeriques, même si d’une manière compliquée. Le petit Jean (Janko) et la petite Marianne (Marienka) sont élevés par leur grand-père dans un esprit religieux et chaleureux. En ramassant des fleurs pour préparer un bouquet en l’honneur de Štefánik pour une célébration à l’école, ils se perdent dans la forêt. Heureusement, les fées Bonté, Croyance, Amour et quelques autres les protègent. Elles leur envoient un rêve, dans lequel se déroule la même histoire que celle que le grand-père leur a raconté auparavant. Dans ce rêve apparaissent des fées, le roi des nains ou un dragon destructeur. Celui-ci veut également détruire la fleur miraculeuse en laquelle s’est transformée la princesse afin d’échapper à la sorcière. Toute l’histoire est composée d’une série de petits exemples servant de modèles de comportement chrétiens idéals pour les enfants. Il y a un passage entier consacré à la cérémonie célébrant la mémoire de Štefánik ou bien encore un autre passage sur la volonté des mères slovaques de perdre leurs fils dans la guerre. Le personnage de Jean (Janko), lui-même, veut devenir soldat, même si son modèle, Štefánik, ainsi que son père, sont morts à la guerre. Malgré ce contexte idéologique, il n’y a dans la pièce que deux remarques directes se référant au régime fasciste, lorsque des enfants sont obligés de se saluer « Na stráž! » (« En garde ! »)7

Après la révolution de Velours en 1989

La première pièce sur Štefánik publiée depuis la fin de l’État slovaque ne l’a été qu’en 1995 grâce à Ján Solovič. Il a écrit en entier trois pièces consacrées à Štefánik, mais aucune d’entre elles n’a pas été mise en scène jusqu’à nos jours. La première porte le titre Plus proche du Soleil (Bližšie k Slnku, 1995), la deuxième Sans boîte noire (Bez čiernej skrinky, 1998) et la troisième Herostrate et les étoiles (Herostrates a hviezdy, 2006) dans laquelle Štefánik figure comme personnage secondaire. Les trois textes situent le personnage de Štefánik dans des événements fictifs. Dans Plus proche du Soleil, les découvertes astronomiques de Štefánik vont même servir aux révélations théoriques d’Albert Einstein, dont Štefánik fait la connaissance, dans la pièce, à Tahiti.

La pièce Sans boîte noire, sous forme de seize tableaux oniriques, considère ce qui aurait pu se passer si celui qui était mort dans l’avion n’avait pas été Štefánik, mais son double. Parmi les quatre personnages présents dans la pièce, seul celui de Štefánik peut passer pour réaliste – les trois autres étant plutôt de type symbolique. Dans l’introduction, Štefánik se prépare au vol avec son assistant Étienne ; il écrit les dernières lettres, se repose et, finalement, arrive à l’aéroport. La nuit précédente, il a rencontré en rêve le général français répondant au nom symbolique d’Asrael (qui réapparaît plusieurs fois, toujours comme un personnage différent et souvent négatif) qui l’informe d’un attentat prévu contre sa personne. Plutôt que l’avion, Štefánik décide de prendre le train. De plus, il voyage incognito, en tant que soldat blessé, sous l’identité d’Emil Štefek. Après son arrivée à Bratislava, il travaille dans un bureau de tabac sur l’une des places de la ville. Il mène alors une vie calme et discrète, accompagné de son assistante Juliana (allusion à Juliana Benzoni) jusqu’à sa mort. Le personnage de Juliana se transforme, lui aussi, en plusieurs personnages différents – soit en infirmière dans un wagon sanitaire, soit en une femme à Tahiti, etc. Depuis son bureau de tabac, Štefánik observe, à distance, différentes étapes de la gloire de sa propre personne – il voit comment on construit un monument en son honneur, puis sa destruction, les manifestations à sa gloire, les tentatives des services secrets pour le discréditer, voire l’arrestation d’un peintre (son ami) qui avait peint son portrait. Il ne commente pas vraiment ce qui se passe autour de lui, sauf l’événement de la Première Guerre mondiale :

« ŠTEFÁNIK : Les enfants engendrés au temps joyeux de la paix viennent d’être adultes. On peut les envoyer se battre à la guerre à nouveau. Une vision qui effraie. Comme nous avons célébré la fin de la souffrance.

JULIANNA : Et pourtant on tire à nouveau.

ŠTEFÁNIK : Et les innocents meurent comme auparavant. Je ne lis plus les journaux. C’est mieux de ne pas y penser. » (SOLOVIČ, 1998, p. 330).

Quant à la première adaptation dramatique, il s’agissait d’un opéra minimaliste Posledný let (Le dernier vol) composé par Marek Piaček, basé sur le livret d’Egon Bony et d’Elena Kmeťová et mis en scène en 2001 par la Collectivité alternative pour l’opéra contemporain, sous la direction de Dušan Vincent. L’opéra expose la naissance ainsi que la mort de Štefánik de façon symbolique – il suit dans ce fil narratif notamment sa manière de penser (les bases philosophiques, opinions, attitudes, etc.) et montre ainsi son développement personnel dans sa complexité. L’opéra prend la forme d’un dialogue entre Štefánik (interprété par un chanteur), le narrateur et le chœur (BONDY – KMEŤOVÁ, 2001, p. 10).

La deuxième adaptation est celle de Stanislav Štepka, Genéral (Général), avec pour sous-titre « Histoire d’un grand homme petit », mise en scène par Radošinské naivné divadlo (le Théâtre naïf de Radošina) à Bratislava, sous la direction d’Ondrej Spišák. Elle a été mise en scène de nouveau en 2018, intitulée cette fois Un petit homme grand. Les deux textes tentent de respecter la biographie de Štefánik, depuis sa naissance jusqu’à sa mort. À la différence des autres textes dramatiques, l’ironie et l’humour apparaissent dans chaque tableau. Cette ironie est cependant bienveillante et accentue ainsi l’humanité de Štefánik et son intérêt sincère pour sa patrie qui semble parfois un peu curieux :

« MILAN : J’ai une idée, et j’en ai même déjà parlé avec le gouverneur d’ici, ce serait d’acheter une de ces îles8et d’y faire venir tous les Slovaques.

LE MISSIONNAIRE : Et comment ? Sur des charrettes ? Ou bien dans des mangeoires ?

MILAN : Enfin, ils ne vivraient plus sous un joug étranger. » (ŠTEPKA, 2012, p. 344).

La scène où Štefánik introduit Masaryk dans les cercles de la noblesse à Paris, affiche, elle aussi, une gentille ironie. Masaryk y arrive comme une personne absolument inconnue :

STEFAN : (Il entre discrètement, paré comme un domestique, et s’adresse tout à fait différemment à Milan, sur un ton cérémonieux et dans un style presque littéraire.)

Monsieur le docteur, un visiteur inconnu est là pour vous dehors, un monsieur assez âgé mais plein de dignité, voilà une heure qu’il vous attend dans le petit salon, avec une patience certaine.

MILAN : Tu aurais pu m’appeler plus tôt.

STEFAN : Je ne pouvais pas. Excusez-moi, monsieur le docteur, cela ne se fait pas, de vous déranger ainsi, ce serait un faux pas de ma part par lequel j’enfreindrais les règles de bonne conduite, vous savez. Vous étiez profondément et totalement occupé par une assemblée distinguée. Comment aurait-elle réagi ?

(Milan n’en croit pas ses yeux ni ses oreilles, finalement il sort avec Stefan.)

PREMIERE DAME : Un homme magnifique. Ce docteur. Il a un regard incroyable. Et quel succès en société ! Et ces yeux bleus !

DEUXIEME DAME : Comment se fait-il qu’il soit toujours célibataire ?

LE MINISTRE : D’après ce que je sais et les informations que j’ai, notre docteur est épris à jamais d’une seule chose, son petit pays qui n’est même pas encore dessiné sur la carte.

MILAN : (Il arrive avec un vieil homme en manteau noir.) Mesdames et messieurs, permettez-moi de vous présenter un homme pour lequel j’ai une très grande estime et qui partage ce qui me tient à cœur. Mon hôte de Prague, le professeur d’université Tomas Garrique Masaryk.

MASARYK : (Il s’incline à l’ancienne mode.) Masaryk.

Les dames font un signe d’assentiment de la tête, montrant qu’elles ont bien remarqué la présence du vieillard, et se retournent aussitôt vers Milan.

PREMIERE DAME : Comment faites-vous, Milan, avec ces pièces ? Ne faites pas de cachotteries… Dites-nous.

DEUXIEME DAME : Moi, ce qui me fascine, ce sont ces choses qui disparaissent. C’est incroyable. Elles sont là, et soudain, elles n’y sont plus ! Mais dites, où sont-elles ?

Milan retourne vers la table et regarde avec tristesse le professeur Masaryk qui va s’asseoir dans son coin. (ŠTEPKA, 2012, p. 329–330).

La troisième adaptation, M. R. Štefánik, prend la forme de danse multimédia, réalisée par Ondrej Šoth (livret, mise en scène) et Zuzana Mistríková (livret) au Théâtre national de Košice en 2009 (remise en scène en 2019). En plus de l’adaptation originelle des événements biographiques de Štefánik, les auteurs ont enrichi la pièce de projections de vidéos qui devaient évoquer le contexte historique de l’intrigue. Les réalisateurs ont également ajouté quelques attributs visuels liés à la personne de Štefánik, dont le képi de général, sa statue, le piédestal, etc.

L’avant-dernière adaptation, Štefánik – Slnko v zatmení (Štefánik – éclipse du Soleil) a été mise en scène au Théâtre Andrej Bagar à Nitra, sous la direction d’Eva Borušovičová en 2017. Il s’agit de la première mise en scène dramatique sans éléments musicaux. Là aussi, l’auteure tente d’être fidèle à la biographie du modèle. La vie de Štefánik y est racontée dans 25 tableaux de manière chronologique – la pièce s’ouvre sur la querelle entre Štefánik et son père, pasteur protestant, causée par le rejet par le fils de la foi chrétienne, puis on suit d’autres événements importants jusqu’à sa mort tragique. Néanmoins, la narration n’est pas strictement linéaire – les événements biographiques sont régulièrement alternés par les interventions des personnages Premier et Second qui enrichissent à leur tour la narration d’interludes humoristiques. Le texte travaille également avec des documents d’archives aussi bien qu’avec la correspondance personnelle de Štefánik ou avec son journal intime et ses discours publics. Ces documents authentiques font partie des répliques de la pièce et ne perdent pas de leur actualité politique :

« ŠTEFÁNIK : Tout le monde s’intéresse au mystère de ma mort énigmatique, mais il y en a très peu qui s’intéressent à ma vie, aux idées auxquelles j’ai cru. Au moment où je me suis retrouvé mort sur la terre, plusieurs d’entre eux se sont réjouis.

Ma bibliothèque parisienne a été volée, ainsi que ma collection d’art. Ma valise que je portais avec moi est perdue. Cet État, l’État où vous tous vivez, est la seule chose qui est restée après moi. Vous pouvez parler slovaque, vous êtes libres. Je vous en prie, ne le volez pas, ne perdez pas votre liberté. Je crois en vous, mes compatriotes. Je crois que vous réussirez même sans moi puisque je dois y aller. » (BORUŠOVIČOVÁ, 2017, p. 106).

Pour le moment, l’adaptation de la pièce de Peter Pavlac, Masaryk/Štefánik, projet de collaboration entre Théâtre de la ville de Zlín et Théâtre Aréna de Bratislava, est la dernière mise en scène sur ce sujet. Elle a été réalisée par Patrik Lančarič à l’occasion du centenaire de la fondation de la Tchécoslovaquie. Il s’agit cette fois d’une histoire très simple qui, à travers les deux personnages principaux, Milan Rastislav Štefánik et Tomáš Garrique Masaryk9, montre le développement d’une relation sur fond de Première Guerre mondiale, en particulier leurs projets politiques, militaires, mais aussi leur relation personnelle. Les dialogues sont composés d’après les documents d’archives, mais la reproduction de leurs échanges exacts n’est pas stricte.

« 8. Mort-vivant

MASARYK : Pourquoi ils mentent ?

ŠTEFÁNIK : Pardon ?

MASARYK : Pourquoi ils ne disent pas au peuple que je ne suis pratiquement plus président, que je souffre sans arrêt, que je ne suis pas capable d’accepter les visites, que je n’arrive pas à signer les documents avec ma main tremblante… !?

ŠTEFÁNIK : Une fois vous m’avez raconté que vous vous étiez retrouvé au cœur d’une fusillade en Russie pendant la guerre. Vous étiez arrivé près de la porte d’un hôtel en voulant vous sauver.

MASARYK : Ils n’ont pas voulu m’ouvrir cette porte-là.

ŠTEFÁNIK : Ils n’ont laissé passer que les clients de l’hôtel.

MASARYK : N’est-ce pas horrible ?

ŠTEFÁNIK : Et vous n’avez pas dit que vous étiez vous-même client.

MASARYK : Parce que je ne l’étais pas quand même.

ŠTEFÁNIK : C’était une question de vie ou de mort.

MASARYK : Devais-je mentir d’après vous ?

ŠTEFÁNIK : Cela, c’est exactement vous, Monsieur le professeur. Car ce n’était pas un sacrifice, c’était pour vous une question de vérité factuelle. Vous n’avez pas voulu mentir.

MASARYK : Est-ce que vous me reprochez cela ?

ŠTEFÁNIK : Pourquoi n’y a-t-il personne d’autre ici ?

MASARYK : Parce que vous êtes mort.

ŠTEFÁNIK : Ne pourriez-vous pas me mentir une fois ?

MASARYK : Trop tard.

ŠTEFÁNIK : On dit qu’il n’est jamais trop tard pour apprendre à mentir.

MASARYK : Ni pour apprendre à dire la vérité.

ŠTEFÁNIK : Que s’est-il passé ?

MASARYK : Un accident. Votre avion est tombé lors de l’atterrissage à Bratislava.

Štefánik se met debout, enfin il n’est plus malade comme pendant toute sa vie. Peut-être remplira-t-il même la scène de son énergie.

ŠTEFÁNIK : Vous êtes venu à mon enterrement ?

MASARYK : (Il se tait)

ŠTEFÁNIK : Et Beneš?

MASARYK : Il a écrit un bel éloge funèbre.

ŠTEFÁNIK : Je pense qu’il serait mieux de ne pas l’entendre. » (PAVLAC, 2018, p. 44–45).

Épilogue

La réflexion sur la personnalité de Štefánik dans notre histoire n’était pas univoque, au contraire, elle s’est modifiée selon le régime au pouvoir. Le régime communiste n’était pas le seul à avoir refusé de reconnaître sa contribution historique à la Tchécoslovaquie, même si pendant le communisme la destruction de ses statues ou la rebaptisation des rues portant son nom était plus intensive et c’est également la raison pour laquelle on a perdu une grande partie des monuments historiques commémorant ce héros national. Il faut toutefois mentionner que pendant la Première république tchécoslovaque, le peuple avait détruit à son tour la statue de Marie-Thérèse d'Autriche pour y installer la statue de Štefánik. Au cours de l’état de guerre, on a éliminé les symboles de l’État tchécoslovaque, lion et pylône10, sur commande d’Adolf Hitler lui-même.11


Traduit du slovaque par Peter Žiak.

Prof. PhDr. Dagmar Inštitorisová, PhD. je vysokoškolskou pedagogičkou na Katedre masmediálnej komunikácie a reklamy Filozofickej fakulty Univerzity Konštantína Filozofa v Nitre. Vyučuje predmety z oblasti teórie a dejín umenia ako všeobecná teória umenia, teória farieb, vizuálna komunikácia a pod. V súčasnosti dokončuje monografiu Čítanie v mysli režiséra (Romana Poláka) v rámci grantu Fondu na podporu umenia.

Kontakt: dagmar.institorisova@gmail.com

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VÁROŠ, M. Posledný let generála Štefánika. Bratislava: NVK International, s. r. o. 1994.

VILÍMEK, L. Kurýr generála Štefanika (Špionka). Hra o čtyřech jednáních. Praha: Švejda, [environ 1926].

VLADIMÍROV, V. H. Matica vzkriesená. Živý obraz pre Matičnú Slávnosť s príležitosti otvorenia Novej budovy. 1926. [Manuskript]


[1]Général de brigade, PhDr. Milan Rastislav Štefánik (né le 21 juillet 1880 à Košariská, Autriche-Hongrie – mort le 4 mai 1919 à Ivanka pri Dunaji, Tchécoslovaquie) – astronome, photographe, pilote militaire, général de brigade de l’Armée française, diplomate et politicien slovaque.

[2]La Garde Hlinka (nommée d’après Andrej Hlinka) – organisation paramilitaire entre 1938–1945 ; ses unités sont intervenues aux côtés des forces allemandes à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

[3]Urbánek était également éditeur de l’hebdomadaire Slovenský národ (La nation slovaque).

[4]Jacinthe y représente son dernier grand amour et sa fiancée, Giuliana Benzoni.

[5]Viliam Šulek a été exécuté en 1848 pour son engagement dans l’insurrection slovaque et Ľudovít, son frère, est mort en prison à Komárno.

[6]Matica slovenská (la Mère slovaque) est une organisation culturelle nationale fondée en 1863 avec son siège à Martin.

[7]Note : « En garde ! » était la formule de salutation des membres de la Garde Hlinka.

[8]À ce moment, Štefánik est juste à Tahiti.

[9]Tomáš Garrigue Masaryk – professeur d’université, philosophe tchécoslovaque, sociologue, politicien, homme d’État et journaliste, l’un des fondateurs de la première République tchécoslovaque et son premier président. M. R. Štefánik a été son étudiant et partisan enthousiaste.

[10]La statue a été détruit par des sapeurs en 1954, le lion a été déplacé auprès du siège de Musée nationale en 1988. (Selon VÁROŠ, 1994, p. 189 – 192).

[11]L´étude utilise certains résultats de la monographie de INŠTITORISOVÁ, D. 2019.


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