Sborník prací FF BU
SBORNÍK PRACÍ FILOZOFICKÉ FAKULTY BRNÌNSKÉ UNIVERZITY
STUDIA MINORA FACULTATIS PHILOSOPHICAE UNIVERSITATIS BRUNENSIS
B 43, 1996
Petr Horák
Le «sens» de l'histoire tchèque: de Ernst Denis au délà la Charte 77 jusqu'aux débats actuels.*1
En vous remerciant de m'avoir invité ce soir, je veux préciser
tout d'abord deux choses: de quoi je veux parler et pourquoi
je fais appel au nom d'Ernest Denis dans le titre de mon exposé:
I° 1. Il faut clarifier tout d'abord que ce qu'on entend
sous la notion de «sens» de l'histoire: ce n'est tout d'abord
rien d'autre que la bonne vieille philosophie de l'histoire, si
peu appréciée aujourd'hui de philosophes et d'historiens qu'ils
n'en parlent qu'avec la dérision qu'elle d'ailleurs mérite parfois.
Mais attention: entendu de cette façon, on peut ranger sous le
«sens de l'histoire» aussi bien une loi inhérente à l'histoire
universelle dans le sentiment d'un Vico, d'un Herder, d'un Hegel,
d'un Comte et d'un Marx comme dans celui des penseurs qui sont
plus prochent de nous: d'un Toynbee, d'un Kojève ou d'un Foukuyama
éventuellement. Dans ce cas-là on a à faire à une philosophie
de l'histoire qui prétend à la compréhension totale de l'histoire
de l'humanité et tout en en offrant une, elle fournit dans le
même emballage une méthodologie de la connaissance historique,
jugée comme appropriée ou même indispensable. Toutefois la
notion du sens de l'histoire peut avoir une autre signification,
et tout en restant au fond une philosophie de l'histoire, elle
peut avoir un autre sens pour ainsi dire: on peut y entendre
rien de plus et rien de moins qu'une vision particulière qu'on
se fait de l'histoire spécifique d'une seule nation. Sans vouloir
nier l'importance et l'intérêt des philosophies universalistes
et universelles de l'histoire, puisque c'est toujours une ou une
autre philosophie de l'histoire universelle et universaliste
qui se cache derrière la vision du sens de l'histoire particulière
d'une nation, tout en déterminant notre compréhension de la marche
de l'histoire - que l'on s'avoue ou non - il est évident que
c'est cette seconde signification qui va nous intéresser. Dans
ce cas-là, il faut comprendre sous la notion du «sens» de l'histoire
tchèque aussi bien l'idée que l'on se faite de l'esprit de cette
histoire que la conscience ou l'entendement que l'on arrive à
s'en faire dans les différentes situations historiques: l'idée,
l'esprit, la conscience, finalemet la vision de l'histoire. Toutes
ces spécifications ou présicisions délimitent assez bien me semble-t-il,
les différentes significations que pourrait assumer la notion
du «sens» de l'histoire tchèque. La recherche d'un «sens» ou/et
d'une «vision» implique finalement la question d'une actualité
permanente et brûlante parfois, à savoir celle de l'identité.
Ce dernier point est important, puisqu'on discute beaucoup aujourd'hui
la question de l'«identité» soit celle nationale, soit celle
individuelle; je ne prétends pourtant pas à développer suffisament
cette question, bien au contraire: dans ce que va suivre, je
ne veux que l'effleurer en n'essayant que de montrer comment,
dans le cas tchèque, le fameux problème de l'identité nationale,
s'efface progressivement pour être remplacé par d'autres préoccupations,
par d'autres questions. Toutefois il ne faut pas oublier non
plus que la notion du sens de l'histoire contient ou cache à
part de deux ou trois aspects que je viens d'évoquer, à part
de l'esprit et de la conscience et finalement de la vision que
l'on s'en fait, un autre aspect encore, très important pour
plusieurs nations éuropennes au cours de l'histoire moderne et
contemporaine - nous allons nous limiter consciemment à cette
période et à l'Europe avec son extension nordaméricaine - à
savoir l'aspect d'une vision ou d'une mission à accomplir, soit
au profit de sa propre nation, soit au profit de l'humanité toute
entière. C'est ici où la philosophie de l'histoire à vocation
universelle fait de nouveau son apparition, au moins timidement,
mais parfois à grand retentissement au contraire. J'espère
de pouvoir revenir vers ce dernier aspect, c'est-à-dire vers
l'aspect d'une «vision» ou d'une «mission» nationale à la fin
de mon exposé.
I° 2: Le nom de l'illustre historien français de l'histoire
tchèque, dont la statue honore votre ville, je ne l'ai pas
choisi uniquement pour sa haute valeur symbolique quoique je
n'en nie pas l'importance; je l'ai choisi parce qu'Ernest Denis
a parfaitement épousé, assimilé et exprimé dans son oeuvre ce
sens de l'histoire tchèque dont je me prépare de vous entretenir
ce soir, tout en n'hésitant pas de souligner quelques réserves
critiques. Il a été en plus le contemporain directe et critique
de la première phase du débat animé par le problème du sens
de l'histoire tchèque, tout en étant en premier lieu le témoin
passioné de luttes nationales en Bohême de son temps; son ouvrage La
Bohême depuis la Montagne blanche. II La renaissance
tchèque, vers le fédéralisme (Paris, 1903), en reste jusqu'à
aujourd'hui une expression riche et saisissant à beaucoup d'égards.
Il est sans doute très domage que ce document magnifique n'a
pas trouvé de reéditions nouvelles, le rendant plus accessible.
I° 3: Il faut maintenant rectifier ou préciser encore
un peu plus l'enjeu de ma conférence que son titre exprime mal:
il ne s'agit en effet, nullement d'une étude savante, approfondie;
l'enjeu c'est tout simplement de vous entretenir ce soir d'un
problème de l'histoire intellectuelle tchèque que je trouve
intéressant pour beaucoup de raisons tout en me limitant à
évoquer d'une façon rapide et sélective ce que me paraît comme
le plus important de l'historique d'une longue discussion passionnée.
Une évocation simple donc, accompagnée de quelques réflexions
tout-à-fait personnelles et très subjectives. Je précise
encore que cette discussion fut lancée il y a cent ans par celui,
qui étant connu plus tard comme premier président de la République
tchécoslovaque, ne fut alors que M. Thomas Garrigue Masaryk,
professeur de philosophie à l'Université Charles de Prague,
assumant tout de même déjà une place importante dans la vie
politique tchèque de l'époque. C'est au fond son nom qui devrait
figurer à juste titre en tête à côté de celui d'Ernest
Denis.
II° 1: Ce fut Masaryk, en effet, qui en 1895 entreprit
la tâche de trouver les réponses aux problèmes posés par la
question du ,sens' de l'histoire tchèque. En rédigeant son texte,
intitulé la «Question tchèque» suivi par un autre texte, intitulé
«Notre crise actuelle», en publiant ces deux textes tout d'abord
dans la revue Èas (Le Temps) qu'il avait aidée
à diriger avant de les publier en forme de livre, il a réagit
en tant que philosophe et homme politique à l'actualité politique
tchèque de l'époque. Mais indéniablement, ses réponses à
la question du «sens» de l'histoire tchèque ont repris très
consciemment le défi jugé par lui comme trop provocateur. Ce
défi fut l'oeuvre d'un jeune publiciste tchèque, au nom de Hubert
Gordon Schauer (1862-1892). Le défi de Schauer faisant partie
d'une réflexion de situation tchèque contemporaine de lui,
fut publiée dix ans auparavant (1886) par la même revue Èas (Le
Temps). Ce défi d'un «jeune homme fâché», jeté en pleine figure
de la nation tchèque, apparemment satisfaite et autosatisfaite
de tous les aspects du progrès accompli au cours de XIXe s.,
souleva la question de l'aspect moral de ce progrès national.
Ce progrès était pourtant difficilement à contester si on
l'envisageait sous ses aspects les plus en vue; c'était un progrès
aussi bien politique qu'économique: les pays de la couronne de
Bohême sont incontestablement devenues dans le dernier tiers
du XIXe s. la partie la plus dévéloppée économiquement de toute
la monarchie habsbourgeoise. Et si ce résultat, porté par une
prodigieuse industrialisation des pays tchèques n'a pas été
entièrement dû aux Tchèques seuls, loin de là, s'il était
dû aussi à une forte participation des populations allemandes
de ces pays, les Tchèques ont pu être satisfaits à juste
titre de leur ascendence économique pour elle-même, bien sûr,
mais surtout parce qu'ils l'avaient acquise en face de la concurrence
allemande qui avait été d'autant plus formidable que les Tchèques
s'étaient trouvés initialement dans une position très défavorable,
inférieure et inégale, tout au moins au début de XIXe s. De même
fut prodigieuse leur ascendence politique acquise de nouveau
contre une opposition farouche et très souvent déloyale de
la part de leurs compatriotes allemands; de cette ascendance
politique tchèque, accompagnée indéniablement par l'acroissement
de sentiment identitaire tchèque, je ne veux rappeller que
les faits historiques suivants: la communauté tchèque et sa
représentation politique savaient formuler déjà en 1848, au
cours de l'an révolutionnaire, connu comme le «printemps de peuples»,
une position politique propre, indépendante de celle des Allemands
de Bohême. Sans avoir réussi à obtenir un effet durable de
cette prise de position en 1848, elles ont pu continuer tout
de même à la développer dans les années à venir, en la
modifiant selon les circonstances de l'heure mais indéniablement
arrivant à faire comprendre que cette communauté des tchècophones
possédait de plein droit sa propre identité nationale, voire
politique. C'est ainsi qu'elle a obtenu en 1882 la division de
l'Université Charles en deux universités distinctes, l'une de
langue tchèque, au nom ancien de l'Université Charles, l'autre
de langue allemande, c'est ainsi qu'elle a été devenue majoritaire
dans la diète de Bohême, c'est ainsi qu'elle a pu obtenir
déjà en 1880 la reconnaissance officielle de l'égalité de deux
langues, du tchèque et de l'allemande dans les affaires administratives
et devant les tribunaux au moins dans les districts tchècophones.
La commuauté tchèque a été témoin en même temps de nombre
croissant d'écoles tchèques dans le royaume; elle a vu s'ouvrir,
après beucoup de vaines tentatives les portes du Théâtre nationale
tchèque à Prague en 1883, elle a pu s'offrir la grande exposition
nationale de 1891qui avait connu un grand succès en prouvant
aux yeux de tous l'essor de l'industrie et de l'économie tchèques,
elle s'habitua à l'essor de la littérature en langue tchèque,
n'en parlant pas de l'essor bien connue de la musique tchèque.
La société tchèque aura vu en cette fin de XIXe s. que les
rêves les plus hardies de quelques éveilleurs tchèques du
début de même siècle ont été plus que réalisés. Elle s'est
pu donc sentir à juste titre bien loin de débuts incroyablement
modestes de la rennaissance nationale tchèque, bien loin de
la situation de l'infériorité intellectuelle et sociale de la
langue tchèque par rapport à la langue allemande, bien loin
de l'état de choses si bien décrit par Henri Granjard au début
de son ouvrage Mácha (1810-1836) et la renaisssance
nationale en Bohême (Paris, Institut d'Etudes Slaves 1957).
Je cite: «Entre 1770 et 1790 les voyageurs et statisticiens allemands
qui parcourraient le royaume de Bohême constataient, non sans
plaisir, que rien ne permettais de distinguer dans la population
citadine les Tchèques autochtones (Stockböhmen) des descendants
d'Allemands immigrés (les Deutschböhmen). Les uns et les autres
faisaient parti du même milieu culturel. L'allemand est leur
langue, l'Allemagne leur patrie spirituelle(...) Les uns et les
autres s'opposent par contre nettement au bas peuple qui a gardé
sa langue, ses coutumes anciennes et parfois ses modes de vie
primitifs...» (ibid.,p. 7). Ernest Denis cite à son tour dans
l'ouvrage que j'ai indiqué plus haut plusieurs témoignages dignes
de foi, illustrant parfaitement bien que cet état de choses ne
fut pas beaucoup meilleur dans les grandes villes de Bohême
encore dans les années quarante de XIXe siècle (Ernest Denis,
o. c., II; La renaissance tchèque, pp. 176-177).
L'état de choses en cette fin de siècle est par contre bien
différent, à tel point différent qu'Ernest Denis pouvait se
permettre de le résumer dans son livre en écrivant, je le cite
encore une fois: «(...) qu'y avait-il de commun entre le nouveau
peuple, organisé, instruit, dont les intérêts étaient défendus
par une cohorte nombreuse de journeaux et de députés, appuyé
sur une Université déjà glorieuse, et les paysans, ahurris
et tremblents, que vers 1820 essayaint presque sans espoir de
galvaniser quelques prophètes»? (E. Denis, o.c., p. 579). Et
le même jugement, nous le retrouvons à plusieurs reprises
dans son ouvrage (voir p.ex. p. 623 sur les accomplissements
des Tchèques en culture, en industrie, en commerce). Il est
évident alors que la société tchèque commence en prendre la
conscience. L'élite politique (et culturelle) qui s'était constitué
en chef de fil du mouvement de la renaissance nationale, fut
battu aux élections de l881, puisque ses buts politiques ont
été ressenties subitement comme trop modestes, comme appartenant
au passé. Ce fut sans doute un signe prémonitoire d'un changement
d'atmosphère, de climat politique mais aussi et surtout de
climat moral. Le premier qui a su exprimer ce changement fut
alors Hubert Gordon Schauer dans le manifeste que je viens d'évoquer
il y a quelques instants.
Qu'est-ce-qu'y a dit-il si surprenant? En effet, Schauer n'a soulevé
en substance qu'une seule question, mais inquiétante et capitale
à la fois, à savoir celle-ci: est-ce que la renaissance nationale,
acquise par un effort considérable et considérée ensuite par
les contemporains de Schauer avec une suffisance qui l'irritait
comme allant de soi et comme un but en soi, est-ce que cette
renaissance nationale qui avait assuré l'existence nationale
en mettant fin à une germanisation progressive des pays tchèques
valait finalement la peine? Est-ce que la valeur culturelle de
cette existence nationale tchèque est aussi évidente, aussi
brillante et aussi exceptionnelle afin de rassurer la société
tchèque de légitimité de sa place parmi les autres sociétés
nationales, parmi les autres nations culturelles d'Europe- c'est
toujours Schauer qui parle - afin de rassurer ceux qui s'exprimaient
en tchèque que cette langue nationale tchèque ressuscitée
des cendres par les éveilleurs tchèques, nous l'avons vu, communiquait
aussi une pensée tchèque digne de cette nom, une pensée indépendante
et valable? Si nous sommes sûr d'une réponse positive, dit
encore Schauer, alors tout va bien, et rien de vrai mauvais ne
peut plus nous arriver, car l'Europe en reconnaissant de bon
droit l'accomplissement culturel de la nation tchèque, sa maturité
intellectuelle et civilisatrice, donc son être indépendant,
ne permettra jamais plus sa destruction aux mains des pires ennemis.
Voilà en substance Hubert Gordon Schauer. Il a déclanché par
l'intermédiaire de Masaryk une polémique énorme au cours de laquelle
on l'a très vite éclipsé, peut-être en raison même d'avoir
choqué tous les Tchèques bien pensants en osant de leur dire
que tout n'était pas aussi évident dans le progrès accompli
par la nation tchèque comme ils se le sont imaginés. Mais il
reste que c'est bien lui qui a fourni en son temps et pour cent
ans à venir le sujet d'une réflexion nationale. Je reviendrai
encore aux questions de Schauer; ici il nous suffit de constater
que tout est déjà contenu dans ce que je viens de résumer:
la conscience de se hausser finalement au niveau culturel éuropéen;
le doute lancinant, si la voie engagée valait la peine, l'idée
que l'être d'une nation ne consiste pas uniquement en sa langue
mais dans sa culture qu'elle ne faut à son tour jamais considérer
comme une chose déjà faite, mais comme à faire continuellement,
donc comme une tâche à accomplir et non déjà acomplie une
fois pour toutes et finalement la conviction politique, à savoir
qu'une nation culturelle, reconnue comme telle par l'Europe, ce
juge suprême, n'a rien à craindre de l'adversité de ses concurrents
ou de ses rivaux potentiels ou réels. Ces idées sont restées
pour toujours présentes dans la conscience tchèque, elle les
reprend constamment dans ses réflexions.
II° 2: J'arrive au seconde point de la seconde partie
de mon exposé: quelle fut la réaction de Masaryk? Il a compris
parfaitement - lui, professeur de philosophie, ne l'oublions
pas - l'enjeu philosophique de questions soulevées par Schauer
en vue de l'action politique. Celle-ci se trouvait en ce moment
effectivement à l'impasse: la société tchèque était arrivée
à sa maturité culturelle et politique mais elle ne disposait
pas de son Etat. La Bohême tout en faisant partie de la monarchie
habsourgeoise, n'arrivait pas à obtenir du pouvoir central
viennois la reconaissance politique, n'arrivait pas à obtenir
le même statut que ce même pouvoir avait accordé en 1867
à l'Hongrie à la suite de la défaite de l'Autriche dans la
guerre contre la Prusse en 1866, en dépit de demandes et de pressions
répétées et exprimées maintes fois de manières variées. La
réaction tchèque à cet état de choses restait toujours la
même: on demandait au gouvernement viennois de donner satisfaction,
même symboliquement à ce désir, en évoquant le «droit historique»
de l'Etat tchèque sans pour autant entamer réellement une action
au seul but de la dissolution de l'Autriche. Il aurait étét tout
de même difficile aux hommes politiques tchèques de ce dernier
tiers de XIXe s. de s'imaginer une existence nationale tchèque
sans la monarchie habsbourgeoise: elle continuait en dépit de
toutes les déceptions de représenter quelque chose de naturel,
dont on a été habitué depuis très longtemps. On était arrivé
à se rendre compte en plus de plusieurs avantages non négligeables
que comportait cet ensemble d'Etats que fut la monarchie habsbourgeoise,
celle-ci se trouvant en plus dans sa phase constitutionnelle
et libérale. On ne cessait surtout pas de la considérer comme
un rempart contre l'expensionisme du mouvement pangermanique
très fort en ce moment-là. Il n'est peut-être pas sans
intérêt de rappeler la constante de la pensé politique tchèque
de cette époque, à savoir la constante de la nécessité du maintien
de l'empire autrichien. La nécessité du maintien de cet empire,
proclamé à haute voix au bon milieu du XIXe s. par le grand
historien tchèque, Franti(unknown char)ek Palacký, répétée par lui-même
avec beaucoup insistence de nouveau dans son texte de 1865, l'Idée
de l'Etat autrichien, pour être mise ensuite parfois en cause,
rien que pour être reprise de nouveau à d'autres occasions,
fut justifiée aussi par Ernest Denis encore en 1903 et de nouveau
avec force par Edouard Bene(unknown char) encore en 1908.
Je veux donc de nouveau rappeler, en le citant, Ernest Denis:
«Les crises violentes de ces dernières années ont produit en
Europe entière une impression pénible et il est devenu de mode
de prévoir le morcellement prochain de monarchie des Habsbourgs.
Je ne nie pas, dit Denis, que ce ne soit là un symptôme fâcheux
et que ces discussions ne soient propres à entretenir des ambitions
dangereuses. Je ne saurais cependant oublier que les personnes
dont on escompte la succession ne meurent pas toujours les premières.
Les nécessités qui ont amené la formation de l'Autriche au XVe
siècle n'ont pas disparu et, quelque légitimes que soient les
griefs des Polonais, des Tchèques et de Slovènes, ils n'en
ont pas moins un intérêt manifeste au maintien de la monarchie,
sans mêmes parler des Magyars qui n'ont certes plus aucun motif
de plainte contre Vienne. Le vieux loyalisme dynastique n'est
pas aussi éteint que le supposent volontiers des observateurs
superficiels et il opposerait (ce loyalisme ) une résistence
imprévue aux témeraires qui essaieraint de sacrifier à une
grandiose chimère les intérêts et les souvenirs des peuples»
(Ernest Denis, o. c., p. 663, repris in: P. Cabanel, Nation,
nationalités et nationalisme en Europe, 1850 - 1920. Documents,
Histoire, Paris, Eds. OPHRYS 995, p. 151)
Edouard Bene(unknown char), ce futur collaborateur de Masaryk avant et surtout
pendant et après la Grande Guerre, si intimment associé à
lui qu'on l'a choisi ensuite comme son successeur à la tête
de la République tchécoslovaque, avait écrit à son tour à
la fin de la conclusion de sa thèse doctorale en droit, soutenue
avec succès à l'Université de Dijon et intitulée - c'est
significatif - Le problème autrichien et la question tchèque.
Etude sur les luttes politiques des nationalités slaves en Autriche
(Paris, V. Girard & E. Brière 1908) - les lignes que je ne
me prive pas de citer: «On a parlé souvent de la dislocation
de l'Autriche. Je n'en crois rien. Les liens historiques et économiques
qui rattachent les nations autrichiens les unes aux autres sont
trop puissants pour que cette dislocation puisse se produire.
Le suffrage universel et la démocratisation de l'Autriche, particulièrement
de la Bohême, prépareront le terrain pour l'appaisement des
luttes nationales. Et les diverses classes des nations différentes,
unies par leurs intérêts économiques, seront nécessairement
forcées de hâter la solution du problème autrichien, la solution
de la question des nationalités. Certes les luttes nationales
ne cesseront ni tout d'un coup, ni demain. Elles joueront encore
longtemps un rôle assez important en Autriche, mais elles cesseront
d'être ce qu'elles étaient dans le demi-siècle précédent.
Le suffrage universel a préparé le terrain pour le dénoument
prochain de cette situation difficile; ses conséquences, les
besoins pratiques des peuples, les considérations théoriques,
les divers programmes des partis politiques, fomulés après
et déjà avant son établissement, amèneront enfin la solution
du problème autrichien». Dix ans après avoir écrit ces lignes,
Bene(unknown char) contresigneait au nom de la nouvelle République tchécoslovaque
le traité de paix de Saint-Germain, signifiant la dissolution
finale de l'Autriche-Hongrie. Mais ce qui est réellement significatif,
c'est le fait qu'aucun homme politique tchèque important , aucune
force politique tchèque importante de l'époque ne comptaient
pas avec la dissolution possible de la monarchie habsbourgeoise.
Alors pour revenir à Masaryk, à ses réponses aux questions
posées par Schauer, où se trouvaient l'enjeu politique et philosophique
de ces questions qui en somme étaient comprises par tout le monde
comme un défi? S'il était exclu par avance de chercher la possibilité
de la solution du problème de l'existence nationale tchèque
en dehors de la monarchie, s'il était devenu en même temps
impossible de continuer l'alternance simple de la politique de
petits progrès se satisfaisant de petits acquis dans la vie
politique et de la politique du refus catégorique de toute participation
à la vie politique - ces deux stratégies étant effectivement
appliquées l'une après l'autre - alors il fallut de chercher
et de trouver la solution ailleurs. Le but politique lointain,
c'était la reconnaissance des droits particuliers des pays de
la couronne de Bohême en arrivant à la fédéralisation de
l'Autriche. Ce but formulé à plusieurs reprises par les hommes
politiques tchèques au cours de XIXe s. en dépit de toutes
les déceptions sous le coup desquelles on a formulé parfois d'autres
projets pour les rejeter ensuite, fut conçu par Masaryk comme
un but à longue terme. Mais pour y arriver progressivement,
il fallut trouver d'autres méthodes de travail et surtout d'autres
justifications de la légitimité de l'existence nationale tchèque
que ne l'étaient les seules méthodes et les seules justifications
usées, héritées du passé. Masaryk a trouvé la solution de ce
problème en reprenant de Schauer sa conception de l'existence
nationale conçue comme la tâche incessante de l'accomplissement,
de perfection culturelle qui seule peut et doit garantir à
l'existence nationale sa reconnaissance internationale aussi
bien que son indépendance et particularité spirituelles dans
le concert de grandes nations civilisées. Le fait que Schauer
et Masaryk a sa suite ont fait de cette tâche constante de cultivation,
de perfection culturelle, spirituelle et en somme civilisatrice
le signe marquant, le signe le plus important de la nationalité
au détriment d'autres signes possibles tels que l'ethnicité ou
la langue prise comme un but en soi et pour soi, signale qu'une
différente philosophie de l'histoire était mise en oeuvre: si
je me permets de schématiser à l'outrance, je suis forcé de
dire qu'au lieu de Herder, c'est Renan qui se profile derrière
les réflexions de Schauer et de Masaryk. En effet, souligner
que l'important pour l'existence nationale, ne se réduit pas à
proclamer à haute voix que l'on est né Tchèque ou Allemand,
mais l'important, c'est d'assumer consciemment l'esprit ou le génie
d'une nation en travaillant à rendre réelle la vision de son
perfectionemment culturel, spirituel, civilisatoire; ceci revient
finalement à dire que la nation, c'est un choix. Dans la situation
dans laquelle se trouvaient les pays de la couronne de Bohême,
il s'agisait pour leurs habitants en effet d'un choix tout-à-fait
réel.
II° 3: Il serait sans doute abusif de citer dans sa
totalité la conférence Qu'est-ce qu'une nation? qu'a prononcée
Ernest Renan en 1882; je n'en relève que les phrases célèbres
et bien connues: «Une nation est une âme, un principe spirituel.
Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent
cette âme, le principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre
dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche
legs de souvenirs; l'autre est le consentement actuel, le désir
de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage
qu'on a reçu indivis (....) Une nation est donc une grande solidarité,
constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de
ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé;
elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible:
le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la
vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette
métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence
de l'individu est une affirmation perpétuele de vie...»(éd.:
Phillipe Forest, Qu'est-ce qu'une Nation?, coll. Littérature vivante.
Paris, Pierre Bordas et fils, 1991, p. 41)
Est-ce que nous pouvons suposer que Schauer et peut-être Masaryk
lui aussi, ont connu le texte de la conférence célèbre de Renan?
Je ne peux ni l'affirmer, ni l'infirmer, mon ami et collègue
praguois, M. Havelka, éditeur d'un recueil important et imposant
de textes sur le débat suscité par Schauer et Masaryk (Milo(unknown char) Havelka, Spor
o smysl (unknown char)eských d(unknown char)jin, Prague, Torst 1995) ne l'exclue
pas. Toutefois, si Schauer et Masaryk semblent bien partager
la conviction de Renan que c'est le principe spirituel qui fait
en somme l'essentiel d'une nation, il y a entre les deux quand
même une différence capitale, renvoyante Schauer à Renan
et séparante Masaryk de ces deux: Masaryk envisage différemment
l'histoire. Pour Renan l'«âme» de la nation, pour Schauer la «conscience
de l'appel moral» par laquelle se signale la nation en se reconnaissant
en elle, sont les produits directs de l'histoire qui est considérée
en somme comme une suite ininterrompue d'événements historiques
allant du passé au futur en passant par le présent. Masaryk par
contre ne respecte point cette suite, cet enchaînement des événements,
cette continuité. La raison n'en est pas uniquement son refus
de reconnaître l'histoire dans sa forme la plus habituelle d'une
connaissance savante, toujours approfondie, en somme «objective»
puisque se présentant comme connaissance «positive» des faits
historiques. Cet enchaînement causal des faits, de tous les faits
que nous présente la science historique, bien qu'important, ne
relève pour Masaryk que du second plan; le premier plan pour
lui, c'est la connaissance ou la reconnaissance du sens caché
derrière la façade des faits. Masaryk le philosophe, se dresse
contre la tyrannie de seuls faits historiques comme s'ils étaient
parfaitement transparents en eux-mêmes et de leur explication
purement causale. Il veut découvrir par contre le sens inhérent
à l'histoire, caché derrière les faits historiques singuliers
et il le découvre.
Je schématise de nouveau à l'outrance, j'en suis conscient.
Quel sens de l'histoire tchèque, quel esprit de cette histoire
découvre Masaryk, quelle vision philosophique de l'histoire tchèque,
mais pas uniquement tchèque en tire-il?
La réponse est très simple: le sens de l'histoire que Masaryk
va découvrir réside dans l'idéal d'humanité, inhérent selon lui
à l'histoire tchèque aussi bien qu'à l'histoire universelle.
Masaryk éprouve quelques difficultés à nommer cette idée à
sa satisfaction. Il hésite entre l'«humanisme» et l'«humanitisme»,
puisqu'il est conscient de fait que la notion de l'«humanisme»
possède sa propre signification bien définie depuis longtemps,
qu'elle est déjà occuppée pour ainsi dire. Quoi qu'il en soit,
Masaryk veut exprimer par ce concept un nouvel idéal moral et
social de l'homme moderne. Cet idéal trouve son expression successivement
dans la découverte des droits de l'homme et du citoyen, donnant
suite aux droits de la nationalité et de la langue; ensuite aux
droits économiques et sociaux et enfin aux droits de la femme
et de l'enfant (T. G. Masaryk, L'idéal d'humanité, 1901 pour l'original
tchèque, éd. française, Paris, Marcel Rivière 1930, pp. 6-7).
Toutefois l'accomplissement de cet idéal exige de l'individu et
de la nation un effort constant qui se traduit dans le dépassement
de la seule actualité quotidienne, de la simple satisfaction
du besoin immédiat soit matériel, soit politique dans un accomplissement
d'un type plus élevé, dans l'accomplissement de cet idéal d'humanité
comprenant la culture, la justice, la civilisation, signalant
ainsi selon Masaryk le vrai progrès historique. Masaryk s'inspire
de toute la philosophie occidentale en premier lieu de celle
des Lumières mais pour ses considérations touchant l'histoire
tchèque, il s'inspire de la pensée du grand historien Palacký,
de l'homme de la génération qui précéda la sienne (1798-1876)
et dont la vision que le triomphe de la nation tchèque sera
celui de la civilisation reprend Ernest Denis dans la conclusion
de son ouvrage (E. Denis; o. c., p. 669). Masaryk a trouvé ou
a crû d'avoir trouvé cet idéal d'humanité comme présent dans
la vie et dans l'oeuvre de beaucoup de personnalités du passé
tchèque lointain et plus proche et aussi dans plusieurs événements
historiques importants. C'est cet idéal d'humanité qui - sous
maintes formes - se signale dans l'histoire tchèque comme son
sens. Voilà la réponse de Masaryk, au moins en substance, au
défi de Schauer. Oui, la rennaissance tchèque a le sens, elle
s'inscrit parfaitement dans le sens de l'histoire mondiale par
ce que cet idéal d'humanité qui est le sien est présent et réalisé
en somme aussi bien en elle et par elle qu'il est présent depuis
toujours dans l'histoire tchèque. Une seule difficulté se pose
à Masaryk: c'est que cette histoire réelle se signale par des
grands moments qui témoignent de cet effort de transcendence
de l'immédiat, mais elle se signale aussi par les moments d'oubli
ou d'impossibilité d'assumer et d'accomplir cette mission.
A cela corresponde encore une définition très importante de
cet idéal d'humanité. En effet, s'il est considéré comme naturel,
il a pris, toujours selon Masaryk, le caractère d'une religion
naturelle. Si cet aspect spécial le sépare d'une religion révelée
avec toutes les théologies assorties, ceci ne signifie point
par contre que cet idéal serait a-religieux; il est au contraire
inséparable de l'idée de la religiosité; l'idéal d'humanité tchèque
«procède naturellement de l'idéal des Frères bohêmes» déclare
Masaryk (ibid., p. 8) et s'exprima selon lui déjà parfaitement
bien dans l'hussitisme, pas du tout dans les victoires militaires
de celui-ci, mais dans la réforme hussite de l'Eglise, dans la
recherche d'une nouvelle vérité réligieuse et dans la défense
de cette vérité trouvée. Il le retrouve encore beaucoup plus
présent dans la réligiosité qui est sortie de l'hussitisme, dans
la réligiosité d'un Chel(unknown char)ický et de l'Union de Frères bohêmes,
dans la vie et dans l'oeuvre de Comenius; il le retrouve également
dans l'effort des éveilleurs tchèques du début de XIXe siècle.
Il trace le portrait de ces derniers d'une façon assez libre,
d'ailleurs: c'est de nouveau Ernest Denis qui conseille utiliser
les deux travaux de Masaryk, la Question tchèque et Notre
crise actuelle, «avec la plus extrême prudence» (E.
Denis, ibid., ch. II, p.88, note 1). Par contre, nous dit encore
Masaryk, l'idée d'humanité a été trahie par la noblesse tchèque
de confession catholique aussi bien que de celle hussite, lorsque
cette noblese a entrepris d'asservir de nouveau ses sujets dès
1487: de ce point de vue la défaite tchèque de la Montagne-Blanche
en 1620 par les armées impériales d'Habsbourgs ne représente
aux yeux de Masaryk que la suite lointaine et logique de ce renouveau
de servage. L'idéal d'humanité peut bien sûr être trahi ou
bafoué de nouveau, si la nation tchèque et ses représentants
le perdent de vue. Masaryk met en rapport étroit son idéal d'humanité
et celui de la religiosité, je l'ai dit, puisque le premier s'exprime
dans l'histoire par le seconde toutefois il s'agit d'une religiosité
plutôt laïcisée; y entre également l'idée moderne de la démocratie
que Masaryk loin de s'y opposer prend comme signe du progrès
moral de l'humanité. La démocratisation de la société, l'égalité
des tous les êtres humains, exprimée avec force par les Révolutions
américaine et française, Masaryk les plus qu'accepte; il observe
en philosophe et en sociologue leur montée irrésistible dans
les sociétés modernes, mais il s'oppose, en la refusant, à
la violence révolutionnaire. A cette montée de l'idée de démocratisation
et celle d'égalité corresponde aussi la gravité du problème
social dans toutes les sociétés modernes y compris la société
tchèque et y corresponde l'importance de ce qu'on considère
habituellement comme le progrès dans la signification la plus
large de cette notion. L'idéal d'humanité fait en effet un tout
avec les idées de la démocratisation progessive des société modernes,
avec les idées de légalité des individus et du progrès, ce
dernier étant envisagé par Masaryk surtout dans sa forme du progrès
des moeurs et du progrès intellectuel. En observant tout cela
en oeuvre aussi bien dans l'histoire que dans l'actualité de la
société tchèque, il vient être rassuré dans sa conviction
que le sens de l'histoire tchèque ne fait en effet qu'un avec
le sens de l'histoire universelle qu'il conçoit dans les mêmes
termes. Il l'exprima beaucoup plus tard dans son livre la Révolution
mondiale (publié en France par les éditions Plon en 1930 sous
le titre La résurrection d'un Etat), dans lequel il justifia
son action politique pendant la Grande guerre. Il y utilise la
même conception de philosophie de l'histoire: les grandes puissances
autocratiques d'avant la première guerre mondiale ont été vaincues
par les nations démocratiques en raison de cette philosophie
justifiant le progrès de l'humanité toute entière par le
progrès de l'idéal d'humanité.
Résumons: le sens de l'histoire tchèque, c'est à la fois cet
idéal d'humanité constaté à maintes reprises d'être mis à
l'oeuvre dans le passé tchèque et c'est en même temps la vision de
la vie active au service de cet idéal d'humanité qui lui, est
universel. Elle se manifeste, cette vie, par un effort qui n'a
au moins en apparence rien d'héroïque, et surtout rien d'aristocratique,
rien de romantique mais qui résulte d'un choix volontaire, constant
et très réel. Masaryk en a fait aussi le programme de son parti
politique, portant le nom du parti réaliste. C'est en même
temps le refus de l'immobilisme et de passivité en politique,
c'est aussi la conviction que le démocratisme inhérante à la
nation tchèque trouve ou trouvera son accomplissement logique
dans la société tchèque moderne.
Mais alors où reste l'histoire réelle en tout cela? Masaryk
en constatant que le sens profond de l'histoire tchèque ne
se découvre à grand jour que dans de tels moments lorsque le
génie national manifeste son choix en assumant une grand tâche
comme à l'époque hussite p.ex., a été amené logiquement à
disqualifier l'histoire en tant que la continuité plate de faits
historiques et de la comprendre au contraire comme une continuité
essentiellement spirituelle, comme une continuité de l'esprit,
du génie, du sens. La nation tchèque fut morte politiquement,
linguistiquement donc historiquement pendant deux siècles,
mais les éveilleurs ont pu réveiller la conscience nationale
ensommeillée puisqu'ils ont su rendre la nation tchèque consciente
de nouveau de sa tâche. Ernest Denis quant-à-lui et pour ne
pas l'oublier, a assumé en somme cette position là, en la nuançant
peut-être. Ce n'est point surprenant vu le fait que Denis a
suivi dans ses grandes lignes le raisonement de l'historien Franti(unknown char)ek
Palacký, le même raisonement qu'avait repris Masaryk et dont
il s'ést servi lui aussi.
II° 4: (Le débat ) En développant ces idées dans les
deux textes, La Question tchèque et Notre crise actuelle
et en d'autres encore, tous datant de la même époque (Jan
Hus. Notre renaissance et notre réforme, Èas, 1895-1896; Karel
Havl(unknown char)(unknown char)ek. Les visées de l'éveil politique. Prague, Laichter
1896), force est de constater que Masaryk n'est pas trop systématique
dans sa démarche; il mélange constamment les genres en variant
des approches historique, littéraire, sociologique et en se souciant
très peu de susceptibilité profesionnelle des historiens profesionnels.
Cette susceptibilité a été touchée au vif surtout par la déconsidération
souveraine de la continuité historique. Masaryk, en effet, a
fait semblant de ne s'intéresser que très peu de réelle histoire
nationale tout en négligeant tout qui s'y trouvait entre la battaille
de la Montagne-Blanche et la renaissance nationale. Il a été
en plus un peu injuste peut-être envers plusieurs représentants
de la renaissance nationale tchèque, ce que lui a été reproché
déjè par Ernest Denis, nous l'avons vu. Il s'en suivait un débat
d'une rare animation, parfois de violence même et plein de
malentendus.
Le problème du sens spécifique de l'histoire tchèque, suscité
tout d'abord par Schauer - d'ailleurs son nom a disparu ultérieurement,
celui de Masaryk occupant par contre le devant de la scène
comme son protagoniste principal - n'aurait pas produit un tel
débat peut-être, s'il n'avait pas été formulé en forme de cet
étrange mélange du réalisme politique, de la spéculation philosophico-historique
et du rigorisme morale.
C'est ce mélange qui a beaucoup incité les esprits à intervenir
dans le débat, soit en acceptant les idées de Masaryk, soit en
les repoussant. Il ne faut pas oublier aussi que le débat à
propos du sens de l'histoire tchèque arrivait au moment où
surtout en Allemagne les historiens ont discuté les questions
de la méthodologie et de la connaissance historiques. Ce fut
le temps d'un Max Weber, d'un Karl Lamprecht, d'un Dilthey, n'en
parlant pas de l'école philosophique néo-kantienne de Rickert
et de Cohen. Cette discussion était connue à Prague, elle n'a
pas provoqué de grandes réactions théoriques mais elle a sans
doute renforcé les historiens praguois dans leur refus de toute
spéculation philosophico-historique. C'est ainsi que l'école de
l'éminent historien Jaroslav Goll, professeur de l'histoire moderne
à l'université Charles, a entrepris ouvertement la critique
des «spéculations» philosophico-historiques de Masaryk. Il y
avait d'autres critiques aussi, mais celles des historiens dont
le chef de fil fut finalement un autre historien éminent, Jaroslav
Peka(unknown char), ont été des plus pénétrantes, ayant le plus grand effet
par ce qu'elles ont démontré à juste titre le caractère purement
spéculatif de certaines arguments historiques de Masaryk. En
même temps, elles ont contribué probablement le plus en provoquant
des réactions dans le camp opposé, à faire du «sens» de l'histoire
tchèque un sujet épique de la vie intellectuelle tchèque
du XXe siècle. Josef Peka(unknown char) et déjà Josef Kaizl ont reproché
à Masaryk de négliger et de sousestimer l'importance qu'avaient
pour la nation tchèque, pour son «être national», les deux
siècles de la contre-réforme. Ils contestaient en somme l'idée
de discontinuité dans la réelle vie historique de la nation au
profit de la supposée continuité purement spirituelle, renouvellée
à grande jour par la renaissance nationale. L'essentiel de
leur critique se trouve probablement dans ce point, le reste
n'étant pas aussi important. Il est de toute façon intéressant
d'observer comment cette thèse est aujourd'hui positivement
acceptée par la nouvelle historiographie tchèque dans sa réapréciation
positive de l'époque de baroque.
Je ne veux pas du tout vous assomer par l' historique de ce débat,
il suffit sans doute d' indiquer que le recueil de textes jugés
comme les plus importants de ce débat, depuis la toute première
réaction aux textes de Masaryk, rédigé en 1895 par Josef Kaizl
(1854-1901), l'éminent homme politique et économiste tchèque,
député au parlement de Vienne, ministre des finances de l'Autriche-Hongrie,
en passant par la polémique de l'historien Josef Peka(unknown char) (1870-1937),jusqu'au
dernier texte d'avant la Seconde guerre mondiale, datant de 1939
dû au professeur de philosophie Josef Ludv(unknown char)k Fischer (1894-1973),
est gros de plus que de 800 pages!
III° 1: J'arrive maintenant au renouvellement de ce
débat dans la pensée de la Charte 77 tout en me limitant à
la pansée de Jan Pato(unknown char)ka et de Václav Havel. Je souligne
en même temps que la Charte 77 ne se réjouit d'aucun privilège
dans ce débat, elle n'était pas seule de se poser et de se reposer
de nouveau la question du «sens»de l'histoire tchèque, tout
au contraire; si je laisse de côté les tenants officiels de l'idéologie
marxiste qui en effet ne faisaient que répéter la version vulgarisé
et «marxisée» si j'ose dire de la conception masarykienne et
dont l'auteur fut à l'origine le musicologue Zden(unknown char)k Nejedlý (1878-1962);
professeur de l'Université Charles, devenu après le coup d'Etat
communiste en 1948 ministre de l'éducation nationale, force est
de constater que l'on a discuté du «sens» de l'histoire tchèque
très intensémment et abondanemment parmi les historiens enseignant
à l'Université ou travaillant dans les différents centres de
recherche historique. Mais au vue de l'importance réelle et symbolique
de place qu'a prise la Charte 77 dans l'histoire récente de la
nation tchèque, je pense utile de considérer sa position vis-à-vis
ce problème.
Jan Pato(unknown char)ka a consacré plusieurs textes à la question du sens
de l'histoire tchèque ou à la philosophie de l'histoire tchèque.
Je relève surtout son texte Qu'est-ce que les Tchèques?
de 1973 (ou 1975), rédigé en allemand et destiné à une amie
allemande de Pato(unknown char)ka et le texte de sa conférence de 1969 intitulé La
Philosophie de l'histoire tchèque: les deux textes font par
ailleurs partie avec d'autres textes de Jan Pato(unknown char)ka, traduits
par Erika Abrams, d'un livre intitulé L'idée de l'Europe en
Bohême publié en 1991 aux éditions de Jérôme Millon de Grenôble.
Alors en étudiant ces deux textes, on ne peut que d'être frappé
d'y retrouver les idées de Masaryk/Schauer, bien que Pato(unknown char)ka ne
mentionne guère ce dernier. On y rencontre surtout deux thèses
essentielles que nous avons eu l'ocasion de considérer à savoir
celles-ci: 1° une nation n'est grande que par des tâches
culturelles, morales, politiques qu'elle est prête d'assumer
et qui font le «sens» ou la «vision» de son histoire; 2°
l'histoire de la nation tchèque manifeste une discontinuité
dérengeante. Il est étonant comment Pato(unknown char)ka, ce philosophe husserlien
tourné en heidéggerien, suit fidèlement dans l'essentiel de
son argumentation historique le philosophe et sociologue positiviste
qu'il fut Masaryk. Il en refuse des choses intenables en les
rectifiant par fois et en indiquant leurs sources philosophiques:
je pense ici en première place à la clarification de la dépendance
de l'idée et de la renaissance nationale et de la source primaire
du «démocratisme résiduel» des nations slaves que nous trouvons
aussi bien chez Palacký que chez Masaryk, dans les idées de Rousseau
et surtout de ceux de Herder. Il accentue en plus le fait que
la nation tchèque a fait dès ses débuts historiques partie
prenante et de la culture et de la civilisations occidentales,
les influences byzantines et slaves n'ayant été que très limitées
et passagères. Par rapport à Masaryk et à Palacký il souligne
beaucoup plus le phénomène positif de liens et de rapports
politiques et culturels du vieux royaume de Bohême et de l'Empire
médiéval germanique. Il rend en même temps à ses justes proportions
la symbiose éthnique de deux nationalités, tchèque et allemande,
vivantes depuis le haut Moyen-âge sur le sol de la Bohème.
Il est très attentif à ne pas dépasser les limites d'une
objectivité que j'appelerais philosophique en considérant comment
cette symbiose s'est cassé progressivement au cours de XIXe siècle,
rendant inopérantes toutes les tentatives qui comme celle de
penseur Bernhard Bolzano (1781-1848) envisageaient sérieusement
une autre évolution, il corrige l'idée que se faisait Masaryk
de la religiosité, etc.,etc.
Mais toutes ces corrections mises à part, il partage entièrement
la conviction de Masaryk que le moment hussite fut réellement
le grand moment de l'histoire tchèque et il la partage pour
les mêmes raisons qui furent celles de Masaryk: les Tchèques
vécurent dans l'époque hussite le moment de vérité et en l'assumant
jusqu'au bout ils ont montré à l'Europe d'être dignes d'elle.
Les références de Pato(unknown char)ka se distinguent nécessairement de celles
de Masaryk, il n'est pas si étonant qu'on y pourrait déceler une
influence husserlienne, de Husserl de la Crise, bien évidement.
Pato(unknown char)ka n'hésite pas quand-même de défendre en cette occasion
la philosophie masarykienne de l'histoire contre ses critiques
provenantes du camp des historiens positivistes: ce sont eux
qui se trompent et pas du tout Masaryk, ce sont eux qui sont
incapables de reconnaître, tout aveuglés comme ils le sont par
leur esprit positiviste borné, la vraie mission d'une petite
nation, consistant dans son effort incessant de se hisser au
niveau des grandes nations éuropéennes en se dépassant constamment.
Les conditions spécifiques de l'histoire tchèques en privant
la nation tchèque de ses élites naturelles, ont rendues non
seulement cette tâche beucoup plus ardue et compliqué mais ont
été en plus la raison de discontinuité de cette histoire. C'est
le seconde grand point sur lequel Pato(unknown char)ka se trouve en accord
avec Masaryk, mais à cette différence capitale, et je la souligne,
qu'il ne reconnaît pas qu'il'y ait eu de continuité directe possible
liant l'ancienne nation tchèque à celle des temps modernes,
à celle qui est issue de la renaissance nationale au XIXe siècle.
Je veux citer en ce moment de mon exposé les thèses que Pato(unknown char)ka
développe en fin de son texte Qu'est-ce que les Tchèques.
Il y en a huit, je n'en citerai, en les réduisant à l'essentiel,
que les sept premières, la hutième ayant le caractère d'une
introdution à la réflexion sur la philosophie de l'histoire
en générale:
1° La nation tchèque, sujet de l'histoire
tchèque, n'est pas simplement le prolongement de la société
traditionnelle de Bohême et de sa structure hiérarchique.
Elle est née (...) à partir de la classe initialement privée
de droits politiques et d'une mince couche d'intellectuels,
socialement très héterogène.2° La théorie qui afirme (au contraire, ajoutons-nous) la
continuité est à l'origine destinée à renforcer l'élément
tchèque. Elle a un but dicté par le besoin de l'intelligentsia
d'asseoir sa conscience de soi sur des valeurs historiquement
reconnues, susceptibles de lui fournir une justification morale.3° Cette continuité n'existe pas. La discontinuité
est un fait dont il faut partir en réflechissant sur l'histoire
tchèque at qu'il faut prendre en compte en prenant
position à l'égard de la «philosophie de l'histoire tchèque».4° Les philosophies de l'histoire fondées sur un
génie national, censé cimenter le continuum historique,
ou sur des considérations idéologiques, se sont invariablement
révélées des constructions pures. La philosophie de l'histoire
conçue comme essentiellement morale n'est pas une simple construction
dans la mesure où il y va pour elle, non pas des faits, mais
des idéaux, de donner au présent un postulat moral ayant un caractère
d'avenir. Mais même dans ce cas, il n'y a pas de continuité factuelle, celle-ci
ne pouvant être déduite de postulats.
5° En ce sens, la discontinuité factuelle n'exclut
pas la continuité d'engagement ou de l'exemple morale, affirmée
par Palacký(...)
6° Il y a bien lieu en revanche de parler de l'esprit
foncièrement démocratique de
la nation tchèque et, jusqu'à un certain point, de la nation
slovaque aussi(...) L'idée de l'égalité conduite
jusqu'au nivellement abssolu (...) nous parle (...) comme
chose naturelle et compréhensible (...)
7° Le caractère «religieux» imputé à la vie
spirituelle tchèque de la période de la renaissnce
nationale est, dans l'oeuvre de Palacký et, jusqu'à un certain
point de Masaryk aussi, une survivance de joséphinisme (...)
La discontinuité factuelle, le continuum d'engagement
moral, une nation nouvelle, démocratique, égalitaire, à
l'identité propre, incontestable, voilà en quoi Pato(unknown char)ka résume
sa philosophie de l'histoire de la nation tchèque. Pato(unknown char)ka ne
cache pas pourtant sa déception de cette dernière. D'accord,
cette nouvelle nation a accompli un progrès important au cours
de ces deux siècles, d'accord, elle appartient par sa culture
et sa civilisation à l'Europe occidentale, d'accord , elle est
démocratique et égalitaire - s'étant formée, il est vrai, plus
à la base de bons sentiments de bas peuple, de petit peuple
tchécophone, qu'à la suite d'une conviction réflechie; mais
aux yeux de Pato(unknown char)ka, cette nation n'a pas accompli par contre
grand'chose en ce qui concerne la pensée vraiment originale.
Sa culture elle aussi, est resté figée dans un provincialisme
affligeante, c'est une culture qui corresponde à une existence
nationale provinciale. Mis à part Masaryk, on n'a pas produit
de grandes figures d'envergure supra-nationale, la nation tchèque
confirmant de sorte qu'elle retombe par trop facilement dans
une petitesse triste. Et ses dirigeants politiques, président
Masaryk de nouveu mis à part, ne confirment par leurs choix
politiques que trop souvent cette tendance vers la facilité,
la médiocrité, se terminant inéluctablement dans des catastrophes
nationales. Le jugement est très amer, très sevère.
Vu les dates de la rédaction de ces deux textes de Pato(unknown char)ka au
sujet de la philosophie nationale de l'histoire tchèque, il
est facile à deviner à qui et à quoi pensait-il en rédigeant
ses textes. Mais il faut constater que Pato(unknown char)ka a exprimé son amertume
à propos d' insuffisances de la culture tchèque déjà en
1939, dans le texte intitulé La culture tchèque en Europe.
On peut retrouver ce texte dans le même livre de Pato(unknown char)ka, L'idée
de l'Europe en Bohême où se trouvent les deux textes sur
la philosophie de l'histoire tchèque que je viens d'annalyser.
Pato(unknown char)ka exprime dans ce dernier texte les mêmes critiques au
regard des insuffisance de la vie itellectuelle tchèque que
nous avons trouvées dans les textes ultérieures. Il faut dire,
cependant, que le texte de 1939 exprime bien l'amertume de Pato(unknown char)ka
provoquée par les accords de Munich et par la réaction tchèque
à propos de ces accords. Ma dernière remarque: en prenant
en considération tout ce que nous venons d'évoquer, on peut mieux
comprendre, en lui rendant homage, le geste de Pato(unknown char)ka, d'avoir
signé la Charte de 77 et de devenir sa porte parole. Ce geste
s'accordait à sa philosophie de l'histoire tchèque en entreprenant
à son compte l'acte que lui, Pato(unknown char)ka, si souvent regrettait
de ne l'avoir pas trouvé accompli de la part d'hommes politiques
tchèques et de la part de nation tchèque.
Vingt ans séparent les réflexions de Pato(unknown char)ka de la révolution
de velours de novembre 1989, de cette expression de l'engagement
qui seul fait aux yeux du philosophe le continuum moral,
cette unique expression possible de l'identité de la nation face
à la discontinuité factuelle de son histoire. Deux ans avant
cet événement, ce fut le tour de Václav Havel de réflechir
sur le sens de l'histoire tchèque.
IV° 2. Avant de nous attaquer aux positions de Václav
Havel, reprenons encore une fois Gordon Hubert Schauer dans un
contexte très différent du sien, à savoir dans le contexte
de la Charte 77, représenté pour nous par le texte peut-être
connu ici en France, puisque publié en 1989 par les Editions
de l'Aube. Je parle de livre l'«Interrogatoire à distance» par
Vaclav Havel, de cette suite de ses entretiens avec le journaliste
tchèque Karel Hvi(unknown char)dala vivant en émigration à l'époque, en
1987, à la date de l'édition de ce livre en version allemande.
Hvi(unknown char)dala, en effet, rappelle à un moment donné à Václav
Havel les questions posées par Gordon Hubert Schauer exactemment
cent ans auparavant dans la revue Èas (Le Temps).
Je les rappelle à mon tour: «Quelles sont les tâches de
notre nation? Quelle est notre tâche par rapport à l'humanité?
Quelle est notre existence nationale? En vaut-elle la peine?Sa
valeur culturelle est-elle si énorme? Avons-nous les bases suffisantes
pour soutenir moralement nos combattants?» (p.144). Et
Hvi(unknown char)dala, après avoir rappelé à Václav Havel ces
questions-là, lui en pose deux autres de sa part: «Comment
répondriez-vous aujourdhi à ces questions? Sont-elles
encore de rigueur?» Je pense que c'est à ce moment- là que
commence une nouvelle vie pour la question du sens de l'histoire
tchèque ou plutôt que cette question commence une nouvelle
existence. Si elle semblait être résolue une fois pour toutes
dans l'idéologie officielle marxiste qui en effet n'avait fait
rien d'autre que de vulgariser en la simplifiant à l'outrance
et en l'infléchissant jusqu'à la méconnaître la vieille idée
de Palacký, reprise, nous l'avons vu, par Masaryk et Denis, de
l'éminente place de la révolution hussite dans l'histoire tchèque,
celle-ci étant considérée une fois pour toutes comme l'expression
moyen-âgeuse de passage obligatoire avant terme vers l'accomplissement
de l'égalité sociale absolue, elle resurgit de nouveau à la
fin du régime communiste dans les réponses de Havel. Mais elle
resurgit d'une façon assez surprenante: pour Havel, elle n'existe
apparament pas ou au moins, elle ne se pose plus avec une telle
urgence. Je viens de dire que c'est surprenant. C'est surprenant,
en effet, parce qu'on a l'impression que Havel s'éloigne aussi
bien de Pato(unknown char)ka que de Masaryk, de deux personnalité qu'il estime
beaucoup. On a l'impression en plus et c'est ça ce qui nous semble
vraiment étonant, de sousestimer sérieusement l'importance de
cette question pour la conscience tchèque: Havel la considère,
en répondant à Hv(unknown char)(unknown char)dala, tout simplement comme périmée. Et je
crois qu'il était tout-à-fait sincère: nous étions finalement
assez nombreux à l'époque de penser le même. Pourquoi? Parce
qu'on a cru, à tort ou à raison, qu'une fois le régime communiste
passé de scène de l'histoire, on se trouverait débarrassé de
questions de ce genre, de questions qui nous ont parues comme
en sommes révolues, résolues par l'histoire elle-même. On se
trompait, mais écoutons tout d'abord les réponses de Havel aux
questions de Gordon Hubert Schauer, reposées par Karel Hvi(unknown char)dala
(p.145). Il est tout-à-fait intéressant d'observer, à quel
point ces questions-là restent pour Havel de reliques du passé,
pas seulement du passé national du XIXe s., mais du passé récent,
du passé communiste. Il faut que je fasse encore une observation:
les réponses de Havel portent le signe d'une vieille rancune
contre Milan Kundera, bien qu'il se garde de le souligner par
trop. Mais revenons tout d'abord à ses réponses. On peut les
résumer de la manière suivante:
- les questions posées jadis par Gordon Hubert Schauer ne sont
plus de grand intérêt, dit Havel, nous ne vivons plus au XIXe
s., d'être Tchèque en cette fin du XXe s. est aussi évident
que d'être né avec la chevelure blonde, p.ex. La question de
l'identité nationale ne se posant plus, les vrais problèmes,
ce sont les problèmes existentiels, éthiques, ce sont les problèmes
de citoyens. Le destin national et l'identité nationale dépendent
de la manière dont on arrive à résoudre tous les jours les
problèmes existentiels, éthiques et de citoyen et pas du tout
d'un «sens de l'histoire nationale». Ce sont les «tâches simplement
humaines» comme l'aime à dire Havel, en s'inspirant sans doute
de Masaryk qui sont importantes pour la vie d'une nation et pas
du tout une fausse philosophie de l'histoire.
C'est en ce moment où Havel laisse entrevoir une legère impatience
avec tous ceux qui comme Kundera ont laissé entendre à plusieurs
reprises avec l'amertume compréhensible que le sens de l'histoire
tchèque s'avérait maintes fois comme un destin passif, inexorable,
inévitable, le sens de l'histoire tchèque n'étant en somme rien
d'autre que de se trouver toujours victime d'une puissance étrangère:
au XXe. s. de l'Allemagne nazie une fois, de l'URSS une autre
fois. Non, répond Havel, ces tragédies ne nous sont pas arrivées
à la suite d'un destin tragique spécifiquement tchèque; leurs
causes, leurs raisons, il faut les chercher bien ailleurs, dans
les circonstances spécifiques de la politique internationale
p.ex. qui font le corps et l'essence de la réalité historique;
il ne faut pas donc prendre les conséquences des ces circonstances
et de ces événements historiques pour leur causes. Et d'affirmer,
je cite: «Je n'ai rien contre les parallèles historiques, ni
contre les réflexions sur le sens de notre passé mais j'ai du
mal à admettre qu'on s'en serve pour détourner l'attention des
probèmes simplement humains, éthiques ou politiques qui donnent
précisément un sens à notre histoire nationale» (p. 145). Et
de conclure: ceux qui parlent de «destin» ou de «sens» tragique
de l'histoire tchèque ou n'importe quel autre, se déchargent
de leur propre responsabilité et rendent responable l'Histoire
à l'H majuscule: ils se sont parfois crus d'être au volant
de l'histoire, dès que la ou les rélités historiques ont infléchi
le cours de l'histoire réelle dans une orientation inattendue,
ils en concluent que l'histoire est indépendante de nous. C'est
archifaux selon Havel, l'histoire ne se trouve pas «ailleurs»,
elle est ici même, elle dépend de nous.
Václav Havel s'exprime ainsi sans doute sous la pression
du moment. Cette attitude était en somme compréhensible à l'époque
où on était en train de pressentir le changement profonde de
la société. Mais, il faut le souligner, elle est devenue presque
officielle après le changement de 1989, au moins pour ceux
qui comme M. Klaus, l'actuel premier ministre tchèque, sont
devenus soit auteurs, soit partisans inconditionnels d'une transformation
radicale de la société, cette transformatin s'exprimant du point
de vue de l'orientation politique et économique par un refus
non moins radical de toutes politiques rappelant même timidement
et de très loin le réformisme économique d'hier ou n'importe
quelle «troisième voie» d'aujourd'hui, osant se réclamer d'une
philosophie ou d'un prétendu sens de l'histoire. Il est tout de
même étrange que M. Klaus n'est pas en effet loin de M. Havel
lorsqu'il refuse de s'engager sur la voie de spéculations sur
notre destin national ou sur le sens de notre histoire. Pour
M. Klaus, les spéculations pareilles ne sont typiques que pour
les intellectuels, dont il n'a pas hésité à plusieurs occasions
récentes d'exprimer sa profonde méfiance. Le fait que M.Klaus
rejoigne sur ce point précis M.Havel ne devrait pourtant pas
nous empêcher de revenir en arrière et de nous attarder un
peu à considérer de près la critique que Havel avait porté
à propos de sens de l'histoire considéré comme destin s'imposant
à la vie d'une nation. Václav Havel pense au moment
de l'Interrogatoire à distance surtout à Milan Kundera,
nous l'avons vu. Il clôt de cette façon un vieux débat qui avait
opposé les deux écrivains depuis 1967. Ce débat n'est pas pourtant
fini et il ne finira pas, car à travers lui s'expriment deux
visions du monde. Havel se trompe en pensant que Kundera décharge
sa responsabilité et sa déception à une Histoire poursivante
sa propre voie et ses propres buts. Si on lit attentivement les
romans de Kundera, y compris les derniers, on doit se rendre
compte que l'auteur précise de plus en plus une seule idée comme
s'il en était obsédé; à savoir celle d'un échec inévitable de
bonnes intentions, la raison profonde de cet échec ne se trouvant
nullement ailleurs que dans le comportement entiérement imprévisible
de l'Autre, de l'Autrui. Si les meilleurs intentions du monde
tournent à l'envers de ce qu'elles étaient censées d'atteindre,
la faute n'incombe ni à un Destin ni à une Histoire inscrutable
mais aux imprévisibles et inscrutables comportments de l'Autrui.
Kundera, lecteur de Sartre à son temps, et toujours excellent
connaisseur de grands romanciers de l'Europe Centrale (des Zweig,
des Broch, des Gombrowicz, des Roth, des Kafka, des Brod, et
j'en passe) sait pertinement bien qu'il n'y a pas d'Histoire à
l'H majuscule, mais par contre de petites histoires minables
et mesquines, dont il se délecte de raconter leurs cheminements
carambolesques et parfois ridicules. Il n'oublie jamais que les
fins imprévues de toutes les actions humaines leur ont été imposées
par la rationalité bien pensante et par les meilleurs intentions
au monde de leurs auteurs. C'est une vision du monde, une vision
sceptique, sans moindre doute, narquoise, parfois excessivement
ironique et blessante, à l'opposé exacte de celle de Havel,
impliquant la foi dans les bonnes intentions de tout être humain
raisonnable et responsable, puisque se devant rendre finalement
compte de participer à un ordre de choses dépassant nécessairement
l'individu, sa vie privée aussi bien que sa souveraine et inaliénable
autonomie individuelle. C'est peut-être cette vision de Havel
qui l'approche finalement le plus en dépit de ses déclarations
négatives de partisans du sens spécifique de l'histoire tchèque
et fait de lui l'âpotre d'une «mission», d'une «vision», car au
fond le «sens» de l'histoire n'est rien d'autre que le sentiment
très aigu d'une mission ou d'une vision à accomplir. J'ai
une vision de notre pays, a déclaré Václav Havel peu après
avoir été élu président de la République. C'est par contre Milan
Kundera qui rompt très radicalement tous les liens avec un
ou un autre «sens» ou avec une ou une autre «vision» spécifiques
de l'Histoire à l'H majuscule, n'en parlant pas de sens ou de
vision de l'histoire spécifiquement tchèque. Il n'en reste pour
lui que le grand rire désabusé dont se pourrait réclamer un Nietsche
que Kundera d'ailleurs a lu avec beaucoup de profit sans doute.
Mais il en reste aussi le rire de brave soldat Chvéïk de Ha(unknown char)ek
qui en croissant à Prague le chemin de Joseph K. de Franz Kafka,
comme nous le rappelle si joliment Angelo Ripellino (Praga magica,
1973, Plon 1993, p. 332) exprime à merveille cette idée de
l'imprévisible et de manque de sens dans toutes les affaires
humaines, surtout lorsqu'elles se réclament de la grande Histoire.
Je me suis permis de terminer mon exposé en évoquant la figure
insolite de brave soldat Chveïk de Ha(unknown char)ek ainsi que la figure
énigmatique de Joseph K. de Kafka pour nous rappeler cette autre
dimension du «sens» de l'histoire tchèque et universelle, peut-être,
dimension ambigüe, dérisoire et insolite, dérangent mais incontournable
à la fois, sans laquelle le «sens» de notre histoire et pas
uniquement de la nôtre, resterait incomplet. C'est cette dimension
de l'«anti-sens» qui permet, en effet, de survivre les périodes
creuses de notre histoire, vides de tout sens humain.
Je vous remercie de votre attention.
Résumé:
Autor v pøednášce Ö ßmyslu" èeských dìjin: od Ernesta Denise
pøes Chartu 77 k souèasným debatám" (N(unknown char)mes, 15. února 1996) zvažuje
1. druh filosofie, jakým jsou zpravidla úvahy o ßmyslu dìjin"
, co se pod tímto ßmyslem dìjin" mùže rozumìt a co se pod ním
zpravidla rozumí a proè uvádí do titulu této své úvahy jméno
francouzského historika èeských dìjin, Ernesta Denise; 2. jaké
místo náleží ve sporu o èeských dìjin G.H. Schauerovi a T.G.
Masarykovi a jaké bylo historické pozadí vzniku tohoto sporu;
3. zabývá se Ernestem Renanem a jeho pojetím národa; 4. analyzuje
ßmysl dìjin" ve vztahu k ïdeálu humanitnímu" u Masaryka; 5.
analyzuje pojetí ßmyslu dìjin" u Jana Patoèky a v závìru porovnává
pojetí ßmyslu dìjin" u Václava Havla a Milana Kundery.
Abstract:
The author in his lecture "The ïdea" of the Czech history:
from Ernest Denis to the Charta 77 and to the contemporary discussions"
(N(unknown char)mes, February 15th, 1996) analyzes 1. the kind of the philosophy
which determines in the most cases the debates about the ïdea
of history" and for what reasons he has chosen the name of Ernest
Denis,the French historian of the Czech history for the title
of his lecture; 2. the place of the both most eminent protagonists
of the specific Czech debate about the ïdea of history", G.H.
Schauer and T.G. Masaryk and the historic conditions of the origin
of this debate; 3. he studies further Ernest Renan and his conception
of the nation; 4. he studies further the ïdea of history" in
the conection to Masaryk's "humanistic ideal"; 5. he analyzes
Jan Patoèka's conception of the ïdea of history" and he compares
at the end the different use of the same conception by Václav
Havel and Milan Kundera.
vakát
Footnotes:
1*
[4em](Conférence publique prononcée au Lycée Alphonse Daudet, Nîmes
le 15 Février 1996)
File translated from
TEX
by
TTH,
version 3.00.
On 17 Jun 2001, 16:05.