Mon but ainsi circonscrit, je peux me consacrer maintenant à ce que je viens d'appeler la présence importante de la philosophie française intellectualiste dans l'oeuvre de J. L. Fischer. Elle s'exemplifie, nous l'avons dit, à travers les notions de la loi et de la voloné ou de la liberté. Nous les rencontrons surtout dans l'ouvrage de J. L. Fischer de 1931, intitulé Les fondaments de la connaissance2. C'est en effet dans cet ouvrage - J. L. Fischer lui-même le considérait comme les prolégomènes à un système de philosophie fonctionnaliste qu'il projetait de former - que la présence de l'intellectualisme français est la plus manifeste. J. L. Fischer après avoir rendu clair son sentiment de profonde insatisfaction d'avec le positivisme régnant aussi bien dans la philosophie que de la science, après avoir posé d'une façon assez rhétorique la question de l'utilité de la philosophie dans le monde se trouvant de plus en plus sous la houlette des sciences et des technologies quantitatives et après avoir reconnu l'effet stimulateur des plusieurs pensées du début de siècle (Nietzsche, Bergson, James), manifeste sa révérence surtout devant la philosophie intellectualiste française. En effet, celle-ci, aussi bien que la philosophie de Henri Bergson - il l'appelle le "naturalisme" - que la philosophie de Friedrich Nietzsche et que celle de W. James, font preuve du désir de dépasser l'impuissance toujours plus manifeste du positivisme à rendre véritablement compte de ce qui était la réalité du monde et de ce qui était le sujet connaissant, c'est-à-dire l'homme confrontant ce monde à l'aide de son intellect. La question en dépit de son verbalisme rhétorique reste classique : comment le sujet connaissant arrive-t-il à connaître le monde, est-ce qu'il le constitue ou, au contraire, est-ce qu'il le trouve constitué déjà. Et si tel est le cas, est-ce que les lois naturelles, en se servant des formules mathématiques, quantificatives, nous rendent-elles compte suffisamment et véritablement de la réalité extérieure à nous?
J. L. Fischer tentait de trouver la solution de ce problème
dans l'idée d'une synérgie créatrice de l'intellect et du monde
ambiant en soulignant l'aspect qualitatif de toute connaissance
humaine, puisse-t-elle être exprimée à l'aide d'une formalisation
quantitative, mathématique. Il a qualifié sa philosophie : 1°
comme le "réalisme qualitatif"pour ce qui est de l'existence
objective du monde, 2° comme l' öbjectivisme fonctionnel"
pour ce qui est de la solution du problème de la connaissance
logique, 3° comme le "rationalisme fonctionnel" en vue
du rôle joué par l'activité intellectuel individulle et collective.3 Dans son refus de positivisme plat, il
se sentait porté par tout un courant de pensée éuropéenne précédent
la Grande guerre, dans lequel il a donné une place importante
surtout au "rationalisme français".
Si le titanisme de Nietzsche, le naturalisme de Bergson - nous
y reviendrons encore - le pragmatisme de James avaient le mérite
de souligner l'importance de l'expérience vécue de l'individu
dans son attitude vis-à-vis du monde ambiant, s'ils ont contribué
ainsi à ébranler les certitudes par trop criantes des procédés
purement quantificatifs et empiriques des sciences, il reste
que ce fut aux yeux de J. L. Fischer la critique qu'avait exercée
le "rationalisme français" qui a contribué le plus à rendre
caduques les prétendues certitudes du positivisme scientifique.
C'est ainsi que J. L. Fischer a pu déclarer que "cette critique
avait démontré d'une façon précise et explicite le caractère
purement hypothétique et peu satisfaisant des supositions prétendument
empiriques de la science en ne voyant en elles que les fictions
pratiques peu susceptibles d'expliquer d'une façon rigoureuse
le devenir réel. Ceci faisant, cette critique est arivée à briser
le carcan rigide qui immobilisait aussi bien la philosophie que
la science si longtemps". Toutefois, cette critique rationaliste
"n'arrivait pas encore à nous présenter des concepts nouveaux..."4
Le représentant le plus important de ce "rationalisme français"
fut aux yeux de J. L. Fischer en premier chef Émile Boutroux,
suivi dans une moindre mesure par Émile Meyerson. Pourquoi Émile
Boutroux? La raison en est très simple, J. L. Fischer fut impressioné
par la critique portée par É. Boutroux à l'idée de la validité
universelle des lois scientifiques et des mathématiques, une
idée bien répandue à son époque. Boutroux a formulé en plus
une distinction très rigoureuse entre le déterminisme et la
nécessité tout en récusant le dualisme de l'être et de la conscience.
Il est utile peut-être de rappeler cette distinction : Ïl
faut bien se garder, en effet, de confondre déterminisme et nécessité
: la nécessité exprime l'impossibilité qu'une chose soit autrement
qu'elle n'est; le déterminisme exprime l'ensemble des conditions
qui font que le phénomène doit être posé tel qu'il est, avec
toutes ses manières d'être."5 Cette formule très élégante a
dû frapper d'autant plus la sensibilité de J. L. Fischer qu'elle
ouvrait la voie vers les champs qui lui tennaient beaucoup à
coeur, vers les champs de la philosophie sociale et de la sociologie.
Boutroux exige dans son ouvrage, en effet, que la sociologie
accepte l'homme qu'il est, qu'elle ne procède pas par des abstractions,
qu'elle ne se laisse pas berner par une quantification mathématique
de données, si elle veut éviter de déformer la réalité sociale.6 Boutroux récuse aussi l'existence du dualisme
de l'être et de la conscience, nous l'avons dit déjà, il le
récuse dans sa forme la plus accomplie et la plus connue, à
savoir dans la forme du dualisme cartésien. Or, un tel dualisme
exigerait, nous dit Boutroux, ßoit que l'on suppose que l'esprit
crée de la force motrice, soit que l'on admette que ce qui soi-même
n'est pas mouvement peut directement déterminer un mouvement.
Mais la science n'établit nullement la réalité de ce déterminisme."
Et encore ceci : "L'esprit ne meut la matière, ni immédiatement,
ni même médiatement. Mais il n'y a pas de matière brute,
et ce qui fait l'être de la matière est en communication
avec ce qui fait l'être de l'esprit."7 Le "réalisme qualitatif" et l' öbjectivisme
fonctionnel" de J. L. Fischer s'y trouvait sans doute conforté.
Mais, ce qui est au moins aussi important pour J. L. Fischer
ou peut-être encore plus important, c'est le rôle de la volonté,
de la liberté donc, dans le processus cognitif, le rôle expressément
reconnu par Boutroux : "Ce que nous appelons les lois de la nature
est l'ensemble des méthodes que nous avons trouvées pour adapter
les choses à notre intelligence et les plier à l'accomplissement
de nos volontés (...) une juste notion des lois naturelles rend
(à l'homme) la possession de lui même, en même temps qu'elle
l'assure que sa liberté peut être eficace et diriger les phénomènes."8
Boutroux précède ici Léon Brunschvig pour qui le progrès
de l'intelligence fut identique au progrès réflechie et voulue
de la conscience. J. L. Fischer ne semble pas de connaître la
philosophie de Léon Brunshvicg mais la proposition de Boutroux
que nous venons de citer lui a probablement inspiré une conséquence
capitale pour sa propre philosophie, à savoir l'idée d'une hiérarchie
fonctionnelle de l'intellect. On ne peut pas séparer la faculté
de connaître en deux entités différentes, on ne peut pas prétendre
à la manière de Bergson, qu'il critique d'ailleurs explicitement
dans son livre, qu'il soit possible de distinguer impunément
l'intuition d'un côté, de l'intellect de l'autre côté, on ne peut
pas prétendre à ce que la première co-détermine l'élan
vital et la force créatrice, tandis que l'autre ne serait
en somme que serviteur de l'homo faber, indispensable certes,
mais tout de même inférieur par rapport à l'intuition. Il
est faux, selon J. L. Fischer, de penser que l'irrationalité
prétendue de l'intuition la rende plus proche à la vie par
rapport à l'intellect qui, rationnel, fairait preuve d'une volonté
de fer de restreinde le plein de vie aux schémas désséchés puisque
quantifiés, car la différence entre l'intuition et l'intellect
n'est au fond que la différence de degré au sein d'une même
rationalité.9
Force est de constater en guise de conclusion de notre petit
texte sur le rapport de la philosophie de J.-L. Fischer à la
philosophie intellectualiste française qu'il n'épuise de loin
l'intérêt porté par J. L. Fischer à la philosophie française
de son temps. En témoigne entre autres ce fait significatif :
J. L. Fischer, tout en critiquant sevèrement la dichotomie
bergsonienne de l'intuition et de l'intellect, a apprécié pourtant
à juste titre le concept bergsonien de l'espace, dont l'importance
on ne saurait pas surestimer.10 En témoigne aussi son analyse de la
théorie de connaissance d'Émile Meyerson que nous étions obligées
de laisser de côté cette fois-ci. Il est idéniable pourtant que
les rapports qu'entretenaient J. L. Fischer à la philosophie
intellectualiste française revèlent encore une fois que cette
dernière mériterait d'être connue beaucoup plus qu'elle ne
l'est pas actuellement, afin de pouvoir mieux apprécier son importance,
sa signification, son influence non seulement dans un cas en
somme isolé comme est celui que nous avons essayé de présenter
mais dans un contexte beaucoup plus large du mouvement de la
pensée éuropéenne du XXe siècle.
1 Horák, P. , "La désintégration du positivisme dans la pensée philosophique bourgeoise tchèque d'entre les deux guerres - Josef Ludvík Fischer" (en tchèque), Filozófia, vol. 35, 1980, N° 5, pp. 510-526. Les circonstances de la soi-disante normalisation politique des années 70 et 80 ont été responsables de la langue de bois d'une partie de titre de ce texte.
2 Fischer, J. L., Základy poznání. Praha, Melantrich 1931. L'ouvrage n'existe qu'en tchèque, à ma connaissance.
3 Fischer, J. L., o. c., p. 240.
4 Fischer, J. L., o.c., p. 24.
5 Boutroux, E., De l'idée de la loi naaturelle dans la science et la philosophie contemporaines. Cours professé à la Sorbonne en 1892-1893. Nouvelle édition, Paris, Société française d'imprimerie et de librairie 1901, p. 58
6 Boutroux, É., o. c., p. 133.
7 Boutroux, É.,o. c., pp. 142 et 143.
8 Boutroux, É., o. c., p. 143.
9 Fischer, J. L., o.c., p. 157 et p. 202.
10 Fischer, J. L., o.c., p. 157. M. Frédéric Worms, spécialiste de la philosopie de Henri Bergson, a souligné récemment l'importance du concept bergsonien de l'espace au cours d'une conférence publique à Prague, en mai 1999. L'autre fait, témoignant de l'intérêt suivi de J.-L. Fischer de la vie philosophique française d'entre les deux guerres consiste d'une note bibliographique témoignant de sa connaissance de l'ouvrage de Emmanuel Lévinas, La théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl. Paris, 1930, introduisant la phénoménologie de Husserl en France. Voir Fischer, J. L., o.c., p. 245, note 23a.