SBORNÍK PRACÍ FILOZOFICKÉ FAKULTY BRNÌNSKÉ UNIVERZITY
STUDIA MINORA FACULTATIS PHILOSOPHICAE UNIVERSITATIS BRUNENSIS

B 49, 2002 - studia philosophica

Caroline Guibet Lafaye

L'architecture de la postmodernité: de la forme au symbole

«La postmodernité n'est pas un mouvement ni un courant artistique. C'est bien plus l'expression momentanée d'une crise de la modernité qui frappe la société occidentale, et en particulier les pays les plus industrialisés de la planète. [... ] Elle tient aujourd'hui une place considérable dans le débat esthétique sur l'art contemporain.»1 Les manifestations artistiques contemporaines seraient donc l'expression plastique de cette crise. Il n'y aurait par conséquent d'art postmoderne qu'en un sens faible, c'est-à-dire comme simple reflet des traits dominants de la postmodernité. Dans cette perspective, la quête d'un art authentiquement postmoderne, défini par des caractéristiques spécifiques et positives, semble vaine.
Pourtant la crise qui touche notre société a également ébranlé les valeurs esthétiques du modernisme. Est-ce à dire que l'art postmoderne est simple ré-action, anti-modernisme? A ce titre il n'y aurait entre l'art moderne et la postmodernité aucune rupture, puisque ce qui critique demeure dans la continuité de ce qu'il critique. La tendance à réactiver la fonction critique et autocritique de l'art, défendue par le modernisme, fait de l'art postmoderne une exacerbation de ce dernier. Le postmodernisme artistique désignerait alors une simple période chronologique.2
Le concept de modernisme en art est, depuis les années 1950, ambigu. Celui qui est directement issu des thèses de Clement Greenberg et de ses disciples ne désigne qu'un faible nombre d'artistes et une acception restreinte du modernisme. En un sens large, il qualifie les uvres qui, à partir de l'impressionnisme, manifestent une tendance à la réflexivité et à l'autodéfinition. Ainsi d'un côté, les artistes minimalistes des années 1960 rejettent le modernisme au premier sens, pour élargir les possibilités de réflexivité artistique au-delà des limites où Greenberg l'enfermait. D'un autre côté, en revanche, la Trans-avant-garde ou la Nouvelle Figuration rejettent le modernisme en un sens large, en refusant toute réflexivité. Ainsi s'explique que «bon nombre d'artistes dits ,post-modernistes' ou ,post-modernes' participent de l'idéologie moderniste (au sens large) dès lors qu'ils conçoivent leur pratique comme une forme d'autocritique artistique.»3 Qu'en est-il de l'architecture de la seconde moitié du XXe siècle?
Au-delà de l'identification des limites historiques du postmodernisme, c'est la possibilité même d'un art et en particulier d'une architecture postmodernes qu'il faut interroger. Seule l'élucidation des principes de l'architecture contemporaine permettra de dire si elle n'est que l'expression d'une crise historique et artistique. Notre hypothèse est plutôt que la raison de la distinction entre un art moderniste et un art postmoderne tient à la nature de l'interprétation de la signification qui s'y élabore et que produisent les uvres.

Le sens de l'histoire de l'art

L'évolution dans l'interprétation de la signification, portée par les uvres, s'appréhende d'abord, au plan théorique dans la saisie et la conceptualisation renouvelées de l'histoire de l'art. L'abandon postmoderne des «métarécits», des narrations à fonction légitimante,4 qui exprime le renoncement à l'unification de la multiplicité des perspectives sous une unique interprétation totalisante, travaille également la critique d'art. La construction moderniste de l'histoire de l'art l'interprète comme un progrès continu, unique et linéaire. Cette vision idéaliste, conceptualisée par Clement Greenberg, repose sur deux principes.
Elle conçoit «le champ de la production artistique comme simultanément intemporel et en constante mutation».5 Elle fait de l'art, de la peinture ou de la sculpture des essences universelles, transhistoriques, et forge une nécessaire continuité entre les manifestations artistiques de la modernité.6 Pourtant cette élaboration de la signification, selon la linéarité historique, se voit sous l'influence du structuralisme et du poststructuralisme soumise à révision. Les formes intemporelles et transhistoriques, les essences universelles du modernisme, au sein desquelles tout développement esthétique aurait lieu et à l'aide desquelles toute manifestation artistique serait intelligible sont réintégrées, par le poststructuralisme, en particulier, dans le processus historique. Contre le modernisme, le structuralisme refuse de recourir à la linéarité historique, comme trame homogène et continue, pour rendre compte de la manière dont les uvres d'art - et, de façon générale, les productions culturelles - produisent du sens.

La naissance de l'architecture postmoderne: les limites de l'historicisme

«L'architecture moderne est morte à Saint Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à quinze heure trente-deux,»7 avec la destruction de l'ensemble de Pruitt-Igoe, primé en 1951 par le Congrès international d'architecture moderne. Elle est le premier domaine artistique où, aux Etats-Unis dans les années soixante, le mot d'ordre du modernisme cesse de se faire entendre. Bien que son avènement soit présenté par Charles Jencks comme une rupture de nature historique, cette dernière ne peut, à elle seule, rendre compte du postmodernisme architectural. Non seulement sa naissance est antérieure à la date symboliquement proposée par Charles Jencks,8 mais surtout le concept même de «postmodernisme» est plurivoque. Son sens s'est transformé aussi bien en architecture de 1970 à 1995, que dans des domaines non artistiques, selon la signification attribuée au «modernisme». Les architectes postmodernes ont redéfini le modernisme. Afin de servir leurs propres thèses, «les tenants du postmodernisme se sont inventé un Mouvement moderne ,monologique' et stéréotypé»,9 rendu ainsi plus aisément contestable.

Une esthétique formaliste: le modernisme

La première génération des architectes modernistes, avec Le Corbusier, Ludwig Mies van der Rohe, Walter Gropius fait de la forme son objet principal. L'architecture, aux Etats-Unis surtout, valorise la pureté formelle, la forme épurée, engendrée à partir des qualités architectoniques et plastiques des nouvelles technologies des années 1920 (ossature métallique, mur-rideau de verre, béton). Ce déterminisme technologique induit un parti pris fonctionnaliste, selon lequel «la fonction dicte la forme».
Contre cette prééminence de la forme, déployée au détriment de l'ornement, une nouvelle esthétique se fait jour. Un apparent déclin des symboles populaires semble s'être produit dans l'art des «architectes modernes orthodoxes qui évitaient tout symbolisme des formes qu'ils considéraient comme une expression ou un renforcement du contenu: car la signification ne devait pas être communiquée à travers des allusions à des formes déjà connues, mais par des caractéristiques physionomiques inhérentes à la forme. La création de la forme architecturale devait être un processus logique, dégagé de toutes les images déjà expérimentées, déterminé uniquement par le programme et la structure, avec le concours occasionnel [... ] de l'intuition».10
Concentrant leur attention sur la forme, les architectes modernistes se sont portés soit vers le fonctionnalisme, soit vers une interprétation de l'architecture et de ses formes comme moyen d'expression esthétique libre et personnel. L'architecte est alors investi du pouvoir de créer des formes, dans lesquelles il s'exprime sans contrainte. La première génération des architectes modernistes a conféré à la forme un pouvoir de transformation du monde et a nourri l'espoir que le changement social accompagnerait une esthétique novatrice. Pourtant le travail artistique sur la forme pure, sur l'expression esthétique les a détournés des questions sociales et urbanistiques (attention à l'environnement, aux difficultés et aux progrès sociaux, en particulier). Ce modernisme utopique a fait l'objet, à partir des années 1960, des critiques des architectes postmodernes.

«De l'ambiguïté en architecture»

Les principes architecturaux de Robert Venturi, théoricien et architecte, initient ce qui, depuis le début des années 1970, se nomme postmodernisme. Contre l'architecture moderne orthodoxe, R. Venturi accorde sa préférence au «désordre de la vie».11 Contre l'évidence de l'unité et la clarté des moyens, il en valorise la richesse. A «l'architecture moderne orthodoxe» et à «la tradition du ,l'un ou l'autre'», il oppose «une architecture de complexité et de contradictions qui cherche à intégrer (,à la fois') plutôt qu'[à] exclure (,l'un et l'autre')».12 L'éclectisme devient une arme critique contre le modernisme américain. La mise en évidence d'une pluralité de significations et de niveaux de signification dissout le lien étroit et univoque, postulé par le modernisme, entre forme et fonction. Reflétant la tendance postmoderne à la pluralisation des «récits», l'architecture postmoderne valorise la pluralité des fonctions du bâtiment et brise l'auto-référentialité moderniste.13 Elle exige la réalisation de projets pluri-fonctionnels au détriment de bâtiments à finalité unique.

Ce parti pris pluraliste se traduit, au plan du vocabulaire esthétique et architectural, par la mise en uvre d'un symbolisme décoratif et d'une utilisation de la couleur, en rupture avec les principes modernistes. Dans son ouvrage De l'ambiguïté en architecture, Robert Venturi défend l'accent porté sur la façade, les motifs décoratifs, le jeu des matériaux, les allusions historiques, et en donne une illustration avec la maison de sa mère, la Vanna Venturi House, à Chesnut Hill en Pennsylvanie (1964). L'emploi de la couleur singularise les uvres de la postmodernité, contrastant avec la froideur du modernisme. L'attention à l'humain, dont se réclame l'architecture postmoderne la détourne du souci exclusif de la fonctionnalité. Elle s'efforce de rendre les bâtiments vivables, familiers, notamment par une recherche décorative, et aboutit ainsi à la réalisation d'édifices aux proportions plus modestes - ce trait signant, aux yeux de R. Venturi, l'originalité de l'architecture postmoderne.
La valorisation de l'ambiguïté, promue par R. Venturi au rang de principe esthétique, se traduit spatialement par la réintroduction de l'hétérogénéité et de la variété dans l'urbanisme. Ainsi Jane Jacobs, dont la réflexion théorique s'enracine dans l'observation des villes américaines, s'efforce, contre le modernisme, de redonner une place à l'hétérogénéité des quartiers urbains et des bâtiments anciens, à la diversité urbaine et à l'animation de la rue.14 Soulignant la nécessité de préserver la diversité du tissu urbain, J. Jacobs prend position contre la régularité et l'uniformité des constructions modernistes.
Les principes esthétiques d'ambiguïté et de variété se traduisent, au plan temporel, par un retour aux traditions du passé, accueillant et respectant la sédimentation, la superposition des strates de l'histoire. L'architecture postmoderne récuse l'indifférence moderniste à l'histoire et à la tradition. Comme le souligne R. Venturi, «les premiers architectes modernistes méprisèrent la remémoration dans l'architecture. [... ] La deuxième génération d'architectes modernistes ne reconnut que les ,données constitutives' de l'histoire telles que Siegfried Giedon15 les a extraites: il tira du bâtiment historique et de sa piazza les abstractions de forme et d'espace dans la lumière».16
Aldo Rossi fournit les bases théoriques de ce retour aux traditions du passé.17 Rejetant le fonctionnalisme et le déterminisme technologique, il s'attache à la complexité urbaine. A ses yeux, les nouvelles constructions doivent prendre en compte l'histoire des villes où elles s'inscrivent, leurs formes urbaines, leurs rues. Les théories d'A. Rossi, valorisant la complexité temporelle et spatiale, illustrent un des principes de l'esthétique postmoderne, consistant à effectuer un retour vers le passé - par lequel l'architecte se trouve être publiquement responsable de ses uvres - en l'occurrence, vers la ville européenne traditionnelle. L'attention à ses traditions historiques et urbaines, qui sont autant de strates de sens et de signification, permet de comprendre comment, au cours des siècles, la ville a évolué. Ainsi A. Rossi propose moins un style architectural qu'un mode d'analyse urbain, déterminant des types constructifs non abstraits et enracinés dans l'histoire.
Stylistiquement l'ambiguïté des strates temporelles de la sédimentation du sens se traduit par un parti pris historiciste. Contre la recherche perpétuelle de la nouveauté, les architectes de la postmodernité proclament, dès les années 1970-1980, le droit de renouer avec le passé.18 L'historicisme confine à l'éclectisme chez certains architectes, comme Antoine Predock, qui associe aux traditions espagnoles et indiennes celles du Sud-Ouest américain, mêlant, sans distinction axiologique, les sources géographiques de la signification, au sein du Nelson Fine Arts Center de l'Université de l'Etat d'Arizona (1989).19
Les thèses de J. Jacobs, R. Venturi et A. Rossi ont induit une réorientation de la création architecturale, dès les années 1960-1970. L'intérêt que J. Jacobs porte à la vie urbaine et à l'urbanisme de quartier a trouvé un écho dans les réalisations des Nouveaux rationalistes. Autour des thèses de R. Venturi, se sont groupés Vittorio Gregotti, Giorgio Grassi, ainsi que les architectes de l'école du Tessin. L'esthétique de la Tendenza - nom de ce groupe d'architectes - repose sur deux principes anti-modernistes: d'une part, le rejet de la tendance universalisante du rationalisme moderniste et, d'autre part, la valorisation des sources historiques, accueillant les traditions locales. L'architecture dépouillée d'A. Rossi, enfin, son utilisation des volumes géométriques et sa mise en uvre abstraite des traditions vernaculaires, a influencé les architectes d'Italie du Nord et du Tessin.

L'architecture postmoderne, entre forme et signification

L'élaboration théorique du postmodernisme architectural s'est poursuivie au-delà des années 1970. A partir des années 1980, les architectes se sont tournés vers le structuralisme, le poststructuralisme et la déconstruction pour donner un contenu à leurs théories. La réflexion sur les fondements structuraux du sens, sur l'organisation signifiante du monde par les individus les séduit. L'influence de ces problématiques se laisse percevoir dans le Portland Building à Portland (Oregon) construit par M. Graves en 1980. Ce bâtiment communique du sens, dans la mesure où il s'est approprié des éléments décoratifs historiques aisément reconnaissables.20 Ceux-ci ont fonction d'éléments signifiants dans un vocabulaire architectural, dont le sens n'émane pas exclusivement de la structure formelle. La production du sens y est symbolique ou métaphorique.
De même, Charles Jencks se sert de métaphores anthropomorphiques et organise ses édifices sur le modèle du corps humain, outrepassant ainsi l'auto-réflexivité moderniste : «L'argument des postmodernistes, qui est maintenant largement partagé, est que nous transposons les formes du corps humain en formes architecturales, en établissant une correspondance entre notre structure et celle d'un bâtiment, sa façade et notre visage, ses colonnes et notre torse ou nos jambes, ses ornements et les parties de notre corps qui en tiennent lieu (les sourcils, les lèvres, les cheveux par exemple). [... ] Les postmodernistes [... ] ont voulu leurs métaphores visuelles et dans les cas les plus positifs ils les ont reliées à des signifiés purement architecturaux.»21 L'architecture partage ainsi, selon Jencks, plusieurs analogies avec le langage. Elle se déploie à travers une syntaxe, une sémantique, des mots, des propositions et des métaphores.22 D'autres architectes postmodernes ont également trouvé, dans les théories linguistiques contemporaines notamment celle de Noam Chomsky, des éléments pour étayer leurs propositions architecturales. Peter Eisenman, par exemple, s'en inspire pour penser l'architecture comme langage.
L'architecture moderniste, en particulier celle de Ritveld et du Corbusier, se conçoit à partir d'un travail sur la syntaxe. En revanche, la détermination postmoderne de «l'architecture comme langage» se nourrit de l'héritage structuraliste. Ainsi P. Eisenman élabore une méthodologie de l'architecture en intégrant les résultats de la recherche structuraliste sur l'universel et le structurel. Il pense l'architecture comme universelle et autonome par rapport à son créateur. L'architecte a dès lors pour vocation de construire des édifices irradiant du sens et d'exprimer, par des stratégies formelles, l'esprit de son époque. Néanmoins - et telle est bien la limite de ce «post»-modernisme - la détermination du rôle de l'architecte et la finalité de ses uvres sont explicitées, aussi bien par P. Eisenman que par le déconstructivisme, en terme de forme, et s'inscrivent de ce fait dans la continuité des doctrines modernistes.
L'inspiration de ces tendances architecturales, aussi bien que leur interprétation de la production du sens par les uvres, sont postmodernes mais elles demeurent, esthétiquement et en raison du primat formaliste, modernistes. Elles ne sont donc «postmodernes» qu'en un sens faible. Le courant de la déconstruction qui, comme le structuralisme et le poststructuralisme, s'interroge sur la signification et montre, avec J. Derrida, que les significations d'un texte sont infinies et dépendantes d'autres textes a marqué de son empreinte l'architecture de la fin du XXe siècle. Le déconstructivisme, né de conjonction de la «déconstruction» et du «constructivisme», s'en inspire. L'idée d'une diffraction du sens, les notions de fragmentation, de dispersion et de discontinuité se diffusent parmi les architectes de la seconde moitié des années 1980. Le Remaniement d'un toit, par Coop Himmelblau, à Vienne, Falkestrasse, en 1984-1989 offre un exemple de cette recherche formelle.
Bien que l'influence du poststructuralisme et de la déconstruction sur l'architecture soit un phénomène original de la postmodernité, la réflexion théorique qui la sous-tend aussi bien que ses principes architecturaux ne la distinguent pas radicalement de ceux du modernisme, ni ne conduisent à repenser le rôle de l'architecte. Dans le travail de fragmentation de la forme, dans le jeu sur la discontinuité des lignes et la rupture, l'architecte postmoderne, comme l'architecte moderniste, demeure un pur créateur de formes, indifférent au contexte social. Ainsi, la majorité des uvres des années 1980 sont auto-référentielles. L'esthétique architecturale du groupe des Whites (les «Blancs»), constitué aux Etats-Unis au cours des années 1970 autour de Peter Eisenman, Richard Meier, Michael Graves, Charles Gwathmey, trahit cette foi dans le pouvoir de la forme. Le rôle qu'ils assignent à l'architecte, fondé sur son pouvoir créateur, les inscrit dans la continuité des modernistes qu'ils critiquent pourtant.
Qu'ils s'opposent au modernisme ou qu'ils s'inspirent du structuralisme et de la déconstruction, l'architecture constitue pour ces créateurs un pouvoir de transmettre du sens. Or ce pouvoir, susceptible d'être critique à l'encontre de la société contemporaine, use de la forme. Lorsque P. Eisenman, par exemple, lance une critique sociale, par sa série de maisons numérotées, il réaffirme le pouvoir de la forme. Seul le groupe des Greys, qui rejette son primat, institue une rupture avec le modernisme. Dans cette interprétation de l'architecture - comme communiquant du sens - les architectes postmodernes ne se distinguent que par les moyens qu'ils mettent en uvre. Certains adoptent un symbolisme dénotatif - plutôt que connotatif - à l'origine d'un style précisément identifiable.

L'esthétique architecturale de la postmodernité: couleurs et symbolisme «dénotatif»

Les Greys (les «Gris») désignent un groupe d'architectes, fédéré autour du refus du fonctionnalisme moderniste des années 1920-1930. R. Venturi, Charles Moore, Robert Stern, A. Rossi, Oswald Mathias Ungers, Ricardo Bofill, Hans Hollein rejettent le style blanc des Whites au profit de styles historicisants. Ils promeuvent une architecture de signification, évocatrice, employant une ornementation symbolique et un symbolisme explicite dit «dénotatif».23 Les éléments de ce langage symbolique sont constitués de motifs architecturaux appartenant aux traditions vernaculaires et historiques. S'y adjoint une utilisation symbolique de la couleur, dont l'Aile Sainsbury de la National Gallery de Londres, réalisée en 1991 par l'agence Venturi, Scott Brown and Associates offre un exemple.
Historicisme et éclectisme symbolique introduisent dans le champ des références de l'édifice une variété et un pluralisme caractéristiques de l'esprit postmoderne.24 Ce langage intègre l'ensemble du répertoire esthético-architectural, qu'il s'agisse de la métaphore, de l'ornement ou de la polychromie pour en faire les vecteurs du sens.25 Il puise ses motifs dans le passé historique, mais aussi dans les traditions locales, notamment constructives, et les styles vernaculaires. Ainsi le Children's Museum de Houston, réalisé par Venturi et Brown Scott, combine une variété caractéristique de moyens d'expression. L'architecte s'inspire des matériaux, des formes et des images qui ont marqué l'imaginaire populaire traditionnel. Il intègre à son langage une symbolique vernaculaire, qui lui permet d'inscrire son édifice dans l'environnement urbain.
R. Venturi établit les caractéristiques du langage de l'architecture postmoderne, en comparant la Guild House, construite par R. Venturi, Rauch, Cope et Lippincott Associates à Philadelphie en 1960-1963, et le moderniste Crawford Manor de P. Rudolf, construit à New Haven en 1962-1966.26

Guild House Crawford Manor
une architecture de signification une architecture d'expression
symbolisme explicite «dénotatif» symbolisme implicite «connotatif»
ornementation symbolique ornementation expressive
ornementation appliquée expressionnisme intégral
mélange de moyens d'expression architecture pure
décoration au moyen d'éléments attachés superficiellement décoration inavouée réalisée par l'articulation d'éléments intégrés
symbolisme abstraction
art représentatif «expressionnisme abstrait»
architecture évocatrice architecture innovatrice
messages sociaux contenu architectural
propagande articulation architecturale
art noble et commercial art noble
évolutif, utilisant des antécédents historiques révolutionnaire, progressiste, anti-traditionnel
conventionnel créatif, unique et original
mots anciens avec des significations nouvelles mots anciens
ordinaire extraordinaire
pratique héroïque
joli devant joli (ou tout au moins harmonisé) tout autour
inconsistant consistant
technologie conventionnelle technologie avancée
tendance à l'extension urbaine tendance vers la mégastructure
conçu à partir du système de valeurs du client tendance à élever le système de valeurs et / ou le budget du client en se référant à l'Art ou à la Métaphysique
paraît bon marché paraît coûteux
«ennuyeux» «intéressant»

L'ambivalence de l'architecture postmoderne, manifestée par la divergence entre les Whites et les Greys, se résume dans l'opposition établie par R. Venturi entre le hangar décoré et le canard. Celui-ci évoque le bâtiment moderniste en sa fonctionnalité. «Le canard décoré le plus pur serait, en quelque sorte, un hangar d'un système de construction conventionnel qui correspondrait étroitement à l'espace, à la structure et aux exigences programmatiques de l'architecture et sur lesquels serait posée une décoration contrastante - et, selon les circonstances, contradictoire.»27 En revanche, le «hangar décoré» associe les exigences fonctionnelles à la décoration.28 L'exemple emblématique de cette catégorie est donné par la Piazza d'Italia, réalisée en 1979 par Charles Moore, à la Nouvelle-Orléans. Elle fond l'historicisme29 dans une mise en scène qui joue sur des couleurs éclatantes.

Le musée Georges Pompidou, édifié au cours des années 1972-1977 par Renzo Piano et Richard Rogers, incarne de façon emblématique la catégorie du «canard». Ce musée entrepôt cède, comme l'art moderniste, au culte et au goût de la technologie. Il trône au cur de Paris, indifférent à son environnement urbain et architectural ancien. Pourtant il a recours, comme les réalisations du groupe des Greys, à une utilisation symbolique et codifiée de la couleur. Alors que «le canard est un bâtiment particulier qui est un symbole; le hangar décoré est un abri conventionnel sur lequel des symboles sont appliqués».30 Ainsi le Centre Georges Pompidou met en uvre un symbolisme dénotatif et se distingue de l'architecture moderniste, qui «a utilisé l'ornementation expressive et [évité] l'ornementation symbolique explicite».31 Le postmodernisme architectural associe à ses éléments un sens unique, permanent alors que l'architecture moderniste met en uvre un symbolisme connotatif, qui à un terme associe plusieurs significations, variables selon les contextes, des sens indirects, seconds, périphériques, implicites, additionnels, subjectifs, flous, aléatoires.
Stylistiquement, l'architecture depuis les années 1960, comme l'art de façon générale, ne présente aucune unité. En ce sens, il est indéniable que «la postmodernité n'est pas un mouvement ni un courant artistique».32 La notion de style ne permet pas d'appréhender cet art qui nie les catégories héritées du modernisme. On serait tenté, afin d'unifier l'ensemble des courants artistiques de la postmodernité (architecture, peinture, Body Art, Performance, Land Art), de le définir par son éclectisme mais cette catégorie s'avère inadéquate. Modernisme et postmodernisme se distinguent bien plutôt par une interprétation divergente de la formulation du sens, de la signification. Ainsi R. Venturi voit dans l'architecture de ces deux époques, du côté du modernisme une architecture d'expression et du côté de la postmodernité une architecture de signification. L'une met en uvre un symbolisme implicite, connotatif, l'autre un symbolisme explicite, dénotatif. La première exprime, la seconde signifie, fait signe.
Rapporté à l'interprétation du sens, de la signification, l'art de la postmodernité sort du dilemme qui tourmentait ses théoriciens.33 Les formes artistiques nouvelles, en particulier architecturales, nées à partir du milieu des années 1960 ne sont postmodernes ni du fait de leur situation historique, ni parce qu'elles reflèteraient les caractères de la postmodernité (éclectisme, pluralisme), mais parce qu'elles récusent, par un travail sur les notions d'originalité et de répétition, d'origine et d'auteur, les valeurs modernistes. L'art postmoderne n'est donc pas seulement anti-moderniste. Il trouve un contenu positif, dans l'interprétation renouvelée des catégories sur lesquelles l'art moderniste reposait (original, copie, uvre, sujet, objet, intérieur, extérieur). La distinction du postmodernisme et du modernisme est donc principielle.34

Architektura postmodernity: od formy k symbolu

Postmoderní architektura není jen odrazem dominantních rysù postmoderny. Studium teorií architektury jí poskytuje pozitivní obsah a ukazuje ji jako architekturu významu, jako architekturu evokující, která používá symbolické krášlení a urèitý explicitní, tak øeèený "denotativní" symbolismus, jenž se liší od modernistního konotativního symbolismu. Modernismus a postmodernismus se tudíž od sebe odlišují tím, že rùznì interpretují formulaci smyslu, významu. Postmoderní umìní a architekturu lze pochopit na horizontu obnovené interpretace kategorií, o které se opíralo modernistické umìní (originálu, kopie, díla, subjektu, objektu, niterného, vnìjšího).

The Architecture of the Postmodernity: Form and Symbol

Post-modern architecture is not only the reflection of the prevailing characteristics of the postmodernity. The study of the architectural theories confers positive contents to the post-modern architecture, by showing that it is an architecture of significance, an evocative architecture, employing a symbolic ornamentation system and a "denotative" symbolism, whereas the modern architecture used a connotative symbolism. Modernism and postmodernism are characterized thus by a divergent interpretation of the formulation of the sense and of the signification. Post-modern art and post-modern architecture should be understood on the perspective of a renewed interpretation of the modernistic categories on which the modern art was laid (original, copy, work, subject, object, interior, outside).


Footnotes:

1[4em]Marc Jimenez: Qu(unknown char)est-ce que l(unknown char)esthétique? Gallimard, Folio Essais, Paris 1997, p. 418.

2[4em]J.-F. Lyotard: Le postmodernisme expliqué aux enfants, Galilée, Le livre de poche, Biblio Essais, Paris 1988, p. 108.

3[4em]R. Krauss: L'originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, Macula, Paris 1993, note 3 du traducteur (J.-P. Criqui), p. 13.

4[4em]J.-F. Lyotard: Le postmodernisme... , p. 38.

5[4em]R. Krauss: L'originalité de l'avant-garde... , p. 7.

6[4em]C. Greenberg: Art et culture, Beacon Press, Boston 1961; traduit en français aux éditions Macula, Paris 1988, p. 228.

7[4em]C. Jencks: The Language of Post-Modern Architecture, Academy Editions, Londres 1991, p. 23.

8[4em]Certains discernent les premières manifestations du postmodernisme dans l'architecture italienne postmussolinienne de la fin des années 1940 et du début des années 1950.

9[4em]Y.-A. Bois: «Modernisme et postmodernisme», Encyclopedia Universalis, Symposium, tome I «Les enjeux», p. 484.

10[4em]R. Venturi - D. Scott Brown - S. Izenour: L'enseignement à Las Vegas ou le symbolisme oublié de la forme architecturale, Pierre Mardaga, Bruxelles 1987, pp. 21-22.

11[4em]La simplicité épurée de l'architecture et des formes modernistes a fait long feu devant «la richesse et l'ambiguïté de la vie moderne et de la pratique de l'art» (R. Venturi: De l'ambiguïté en architecture, Dunod, Paris 1995, p. 22.).

12[4em]Ibid., p. 31.

13[4em]Pour le moderniste, «pour le puriste de la construction aussi bien que pour le fonctionnaliste une forme de construction à double fonction serait exécrable à cause de la relation non définie et ambiguë entre la forme et la fonction, entre la forme et la structure» (Ibid., p. 41).

14[4em]Voir Jane Jacobs: The Death and Life of Great American Cities (1961).

15[4em]S. Giedon: Space, Time and Architecture, Harvard University Press, Massachusetts, 1944.

16[4em]R. Venturi et al.: L'enseignement à Las Vegas... , p. 113.

17[4em]Voir Aldo Rossi: The Architecture of the City (1966).

18[4em]«On sait que dans le domaine des arts par exemple, et plus précisément des arts visuels ou plastiques, l'idée dominante est qu'aujourd'hui, c'en est fini du grand mouvement des avant-gardes. Il est pour ainsi dire convenu de sourire ou de rire des avant-gardes, qu'on considère comme les expressions d'une modernité périmée» (J.-F. Lyotard: Le postmodernisme... , p. 112).

19[4em]De fait la postmodernité valorise les différences et le particularisme, l'«équilégitimité», corrélative d'une dissolution des valeurs traditionnelles (voir S. Campeau: «La raison postmoderne: sauver l'honneur du non?», Philosopher, Montréal, n° 8, 1989, p. 117).

20[4em]Le symbolisme y est dénotatif et non, comme dans les bâtiments modernistes, connotatif.

21[4em]C. Jencks: «Vers un éclectisme radical», in La présence de l'histoire, l'après-modernisme, L'Equerre, Paris 1982, p. 48.

22[4em]C. Jencks: The Language of Post-Modern Architecture... , p. 36.

23[4em]«La dénotation désigne une signification spécifique; la connotation suggère plusieurs significations» (R. Venturi et al.: L'enseignement à Las Vegas... , p. 110).

24[4em]La dissolution des grands récits et des normes qu'ils proposaient, le rejet de la raison universalisante ont induit une tendance à l'hétérogénéité et au pluralisme, propre à l'époque postmoderne.

25[4em]Voir C. Jencks: The Language of Post-Modern Architecture... , p. 39.

26[4em]R. Venturi et al.: L'enseignement à Las Vegas... , tableau 1.

27[4em]R. Venturi et al.: L'enseignement à Las Vegas... , p. 103.

28[4em]Le souci décoratif est ce qui, selon R. Venturi, distingue l'architecture postmoderne de l'architecture moderniste.

29[4em]Charles Moore a reconnu s'être inspiré de la fontaine de Trevi à Rome (1732), de la basilique de Vicence d'A. Palladio (1549), de la Neue Wache de Berlin, édifiée par K. F. Schinkel (1818) et de toute la tradition classique. Il a, en outre, utilisé des motifs historiques: l'entrée imite Serlio, la construction imite un temple.

30[4em]R. Venturi et al.: L'enseignement à Las Vegas... , p. 100.

31[4em]Ibid., p. 110.

32[4em]Marc Jimenez: Qu(unknown char)est-ce que l'esthétique?... , p. 418.

33[4em]Il est en effet possible de montrer que, sous ce paradigme commun, l'architecture, la «sculpture dans le champ élargi» et les formes picturales des dernières décennies du XXe siècle trouvent une unité.

34[4em]Madame Caroline Guibet Lafaye enseigne à l'Université Toulouse Le Mirail, France. - Autorka pøíspìvku paní Caroline Guibet Lafaye uèí na Univerzitì Toulouse Le Mirail, Francie.


File translated from TEX by TTH, version 3.00.
On 22 Feb 2004, 15:19.